Le Cadeau du dimanche / Par Lysistrata

 

Par un soir de 1835, un homme s’avançait au pas de son cheval sur le chemin menant des Sables-d’Olonne à Chantenay. La nuit tombait. Le cheval soufflait et butait sur les pierres du chemin. La pluie menaçait. L’homme, vêtu d’un grand chapeau et d’une longue cape, sentit le froid du soir et frissonna. Il serra plus fort sa sacoche ovale en cuir, qui reposait entre lui et le cou du cheval fatigué. « Allons, encore un effort, mon brave. Nous ne sommes plus très loin ».

C’était le docteur Martin, un Parisien établi depuis peu en Vendée, qui terminait sa tournée. Il allait voir son dernier patient du jour, un vieil hypocondriaque, mais brave homme, qui se plaignait depuis des années de cauchemars et d’hallucinations. Il est vrai que le pays n’était pas gai. Terre plate, nue, vidée de ses habitants. Comme l’avaient voulu les révolutionnaires de 1793. « Nous ferons de la Vendée un désert. » De l’histoire ancienne pour le docteur Martin, qui était né avec le siècle. Ici ou là, on longeait une métairie endormie. Pas un passant, pas un chien, pas un oiseau. Des nuages sombres dans le ciel étaient poussés par le vent et semblaient fuir devant une épouvante.

Enfin, il s’arrêta devant la demeure du comte Tugdual de la Roche. Il l’avait bizarrement appelée « Cadeau du dimanche ». C’était une simple chaumière cachée au milieu d’un bosquet d’arbres. « Pourquoi cet homme d’ancienne noblesse, point trop désargenté, père de six enfants, n’habite-t-il pas le château de ses ancêtres ? On dirait qu’il se cache. » Telles étaient les pensées que le docteur Martin remuait dans son esprit et dans son cœur tandis qu’il actionnait la cloche.

« Bonsoir, Monsieur le comte ! Comment allez-vous ? Toujours vos cauchemars ? » lui dit-il d’un ton guilleret, le ton qu’il prenait volontiers avec ses malades imaginaires.

« Hélas, docteur. Toujours le même cauchemar. Je me vois dans une eau sale, menacé par une vague immense, emporté par un fort courant, sous un ciel d’encre. La vague est sur le point de me recouvrir. Je sens que je vais me noyer, l’eau entre dans mes poumons, tandis que d’autres se noient autour de moi. Des cadavres, en descendant le fleuve, me heurtent parfois. J’essaie de me raccrocher à eux pour flotter. Et puis, au moment où tout cède autour de moi, je me réveille, le cœur battant, en sueur. Je suis tellement affaibli, le matin, que j’ai à peine le courage de faire mon petit déjeuner. »

« Courage, Monsieur le comte. Nous allons essayer un remède nouveau. »

Mais il se ravisa et préféra essayer de le faire parler.

« C’est un souvenir terrible, docteur, d’un temps que vous avez eu la chance de ne pas connaître. J’avais seize ans. Nous étions dans un mois de fin d’automne ou d’hiver, je ne sais plus, un mois en « ose », comme en avaient inventé les Jacobins. Pluviôse, ventôse, sinistrose. Qu’importe. Je m’étais engagé dans l’Armée catholique et royale, sous les ordres de Charette. »

« À seize ans ? »

« Bien sûr. Comme mon petit frère, qui en avait treize. Nous n’attendions pas d’avoir de la barbe au menton pour servir Dieu et le roi ! Donc, après quelques belles victoires, les chouans ont été vaincus à Savenay. Moi je n’y étais point, mais j’ai été reconnu à Nantes par un des espions de Carrier. Mon jeune frère avait réussi à s’enfuir. On nous entassa, très nombreux, dans les prisons de Nantes. Le froid, l’humidité, la faim, la promiscuité… C’était l’horreur. Vous n’avez pas idée de cela, docteur. Le typhus nous arriva en plus. Les épidémies, vraies ou fausses, ont toujours permis aux dictateurs de gouverner le peuple par la peur. Une vieille ficelle qui n’a pas fini de servir, je vous le prédis. Ils voulaient vider les prisons. Ils firent sortir d’abord ces pauvres gens par paquets de cent et nous entendions des feux de peloton qui les abattaient les uns après les autres. Mais bientôt ils trouvèrent que cela n’allait pas assez vite, que c’était embêtant d’enterrer les morts, et que cela coûtait trop cher en munitions. C’est alors que monsieur Carrier arriva. Il avait trouvé la solution. On fit sortir tout le monde, hommes, femmes, vieillards et enfants, combattant ou non, nous étions à leurs yeux tous des « brigands ». On les mis à poil (en se partageant leurs vêtements, sans oublier les bijoux des femmes), on les lia par deux, on les embarqua sur des barques à fond plat, à dix par gabarre. Je restais le dernier. Ils me lièrent seulement les mains derrière le dos avec une corde. Des « déportations verticales », ils disaient. Ou encore, des « baignades républicaines ». Carrier était fier de son invention. Il y eut tout de même à Nantes quelques notables qui osèrent trouver la chose trop cruelle. Cela parvint aux oreilles de Carrier, le chef génocidaire, qui les fit déporter pour « modérantisme ».

Les barques avaient été sabotées pour couler. Le fond était pourri, avec des trous mal étoupés par de vieux chiffons ou des éponges. Arrivées au milieu de la Loire, elles coulaient toutes avec leurs prisonniers. Il faut vous dire, docteur, que, dans ce temps là, personne ne savait nager. Vous savez nager, vous ? »

« Un peu. J’ai appris à l’école. »

« Ah, ah ! Vive l’école. Il se trouve que, moi aussi, j’avais appris à nager, car nous vivions au bord de la mer. Je réussis à dégager mes mains liées derrière le dos en les frottant contre un vieux clou. Je m’échappai de la barque, nageant un moment sous l’eau, puis je me laissai porter par le courant, en cherchant à me rapprocher de la rive. La Loire était en crue, c’était le temps des grandes marées. Mais la rive elle-même était dangereuse, car les bleus nous y attendaient munis de fusils et de baïonnettes. J’avais entendu parler d’une île dans la Loire, en aval de Nantes, qui s’appelait Cheviré. Drôle de nom, qui rime bien avec « chavirer ». Toujours est-il que je cherchai à m’en rapprocher. On ne viendrait pas me chercher là si je me cachais dans les roseaux. Mais je n’y parvins pas. Sans me décourager, je me laissai porter plus en aval, par le courant, nageant toujours entre deux vagues, et partagé entre deux angoisses, l’eau et le feu, la mort par balles ou la noyade, m’appliquant à nager tout en ne laissant émerger que ma tête, de temps en temps, pour respirer. Bonnes filles, ces vagues ! Quand elles étaient hautes, elles me servaient de refuge, elles me cachaient aux yeux des soldats. D’ailleurs, petit à petit, il y en avait moins sur la rive, de ces soldats. Les derniers coups de feu achevaient de briller, dans la nuit meurtrière où reposaient les nôtres. Les bleus n’avaient pas les moyens de poster des soldats tous les dix mètres, jusqu’à la mer ! Je continuai donc à dériver. La Loire charriait des cadavres, qui flottaient sur l’eau et devenaient la proie des corbeaux. Finalement je me suis rapproché d’un caillou, je m’y suis accroché, et j’ai pu remonter sur la rive. Il était temps, car les forces me manquaient, j’allais m’évanouir. Une brave paysanne m’a recueilli, installé dans sa charrette, ramené chez elle. Quand j’eus repris un peu mes esprits, je lui demandai : Quel jour sommes-nous ? Car j’avais perdu la notion du temps. Elle me répondit : Dimanche. Cette brave femme était donc mon cadeau du dimanche ! »

« En somme, mon ami, vous étiez voué à charette… avec un ou deux r ! »

Le docteur regarda son malade, qui avait repris des couleurs et qui, enfin, souriait.

« Eh oui ! Cette charrette-là m’a sauvé et, plus tard, malgré les reproches de ma famille entichée de sa noblesse, j’ai épousé la paysanne qui la conduisait. Elle m’a donné six enfants. »

 

Auteur : Lysistrata

2 réflexions sur “Le Cadeau du dimanche / Par Lysistrata”

  1. L’horreur se transformerait presque en conte de fées. Il ne faut jamais désespérer de la charrette. Mais dans cette nouvelle, contrairement à la première de la liste, le cadeau du dimanche ne semble pas avoir éteint le traumatisme. Bref, pour dormir comme un loir, il faut se laisser porter au fil de la Loire…

  2. Un suspense bien mené sur la vie du Comte de la Roche. Remarquable reconstitution historique des horreurs de la guerre de Vendée. Juste une réserve sur le terme « génocidaire » anachronique.

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