Le Cadeau du dimanche / Par Martine Berlain

 

Samedi matin. 11 heures. Je sors de chez moi pour aller chercher mon pain. Tous les jours à 11 heures… Devant la porte d’entrée de mon immeuble, une camionnette de déménagement est garée. « Ah… Tu vas avoir de la compagnie… », me dis-je, perplexe. Avoir du voisinage ne présage rien de bon.

Un drôle de bonhomme sort de derrière le camion pour ouvrir la portière latérale et sortir des cartons de l’habitacle. Le type est tout rond. Sa salopette est prête à craquer. L’homme ressemble à Coluche avec son crâne dégarni et ses cheveux bouclés. La même dégaine, le même visage jovial avec sur le nez des lunettes rondes de couleur rouge. Sous la salopette, il porte une chemise bariolée qui m’agresse la rétine. Les mecs qui l’accompagnent sont très baba cool…

Je parie que mon futur voisin n’est autre que le sosie de Coluche. La réponse ne se fait pas attendre : « Hep là, l’ami ! » me dit le bonhomme. « Vous pouvez bloquer la porte d’entrée avec le tapis ? Vous seriez bien aimable »…

Aimable ! Je n’ai pas envie d’être aimable. J’ai la tête des mauvais jours… J’ai mal dormi la nuit dernière. D’ordinaire, j’ai un sommeil de plomb. Sauf que là, j’ai tourné, viré dans mon lit sans raison particulière. Je décide de faire un effort et je coince le tapis sous la porte dans l’espoir d’en savoir plus : « Vous êtes le nouveau locataire ? » je lance, mine de rien. « Tout juste », répond-il d’un ton enjoué. « Je suis Popoff. Enfin, Popoff, c’est pas mon prénom mais tout le monde m’appelle Popoff. C’est mon nom de scène », dit-il en sortant de la fourgonnette une guitare soigneusement enveloppée dans une housse en cuir. « En vrai, vous allez peut-être pas me croire, je m’appelle Johnny. Rien à voir avec Monsieur Halliday. Je m’appelle Johnny Deep. Rien à voir non plus avec le pirate des Caraïbes ! Vous avouerez que ça s’invente pas quand même une histoire pareille ! Tout le monde me bassine avec ça. C’est aussi la raison pour laquelle Popoff, ça me va bien », dit-il en me serrant la pogne. « Et vous, vous êtes ? » Je réponds : « Je suis M. Duchemolle ». Le rire de Popoff fuse comme un boulet de canon. Un rire gras et sonore qui va bien avec le bonhomme… « Duchemolle ? Vous me faites marcher, l’ami ? » Rougissant jusqu’aux oreilles, je réponds : « Non, non. Je m’appelle Émile Duchemolle… Je suis votre voisin de palier ». Popoff continue à rire de plus belle. Il en pleure et essuie ses larmes avec ses grosses paluches. « Ah, excusez-moi. Loin de moi l’idée de me moquer de vous, Émile… Vous permettez que je vous appelle Émile ? » Sans attendre ma réponse, il ajoute : « Je suis absolument enchanté, Émile… Quand je serai bien installé, vous serez convié à un pot de l’amitié. Nous pourrons ainsi faire plus ample connaissance. En attendant, j’ai du pain sur la planche, vous vous en doutez bien. Alors salut, Émile, et bonne journée à vous ! A très vite ».

Troublé, je m’éloigne. « Ce mec-là va faire un barouf du diable et tu vas être aux premières loges… Un musicos, c’est bien ta veine ! » me dis-je.

Moi, j’aime pas le bruit. Je n’écoute jamais de musique ou plutôt je n’écoute plus de musique depuis des lustres… J’ai vendu ma guitare il y a trente ans. J’ai tout envoyé valser un soir d’orage. J’ai tiré un trait, point barre…

Depuis trois ans, je ne travaille plus. À soixante piges, j’ai pris ma retraite. Quitter mon boulot a été l’une des plus belles choses qui me soient arrivées… Plus de contraintes, de réveil… Plus l’obligation de faire équipe avec des collègues qui me tapent sur les nerfs… Plus de chef au-dessus de ma tête à me crier dessus à tout bout de champ. Depuis, c’est le désert et ça me va bien…

Je vis sans le moindre horizon. Je suis seul depuis que Gislaine a fait ses valises pour partir avec un plus jeune que moi. C’est pas ce qu’elle dit mais faut pas me la faire à moi… Je sais lire entre les lignes et même si elle s’en défend, je fais confiance à mon flair. Oui, ça se renifle, ces choses-là… C’est pas pour rien qu’une femme se remet du rose aux joues et qu’elle change de garde-robe…

Je pourrais pas redire tout ce qu’elle m’a débité avant de s’en aller mais je sais une chose, c’est qu’elle en avait en magasin. Sa voix enflait au fur et à mesure qu’elle parlait et je sentais bien qu’il fallait la laisser dire…

« Je te quitte, Émile », elle a dit d’un ton solennel. « Je te quitte car je n’en peux plus. J’en ai ma claque de te voir te traîner du matin au soir. Oui, j’en ai assez de te voir faire la gueule à toute heure du jour. Tu me files le bourdon… Tu m’épuises. Tu me rends triste, moche et tu m’éteins ». J’ai trouvé qu’elle y allait un peu fort mais je l’ai laissée continuer : « J’ai tout essayé, TOUT, tu m’entends ! Tu es in-dé-cro-tta-ble », a-t-elle ajouté en détachant bien les syllabes.

Elle a continué sur sa lancée : « Je me demande bien ce qui m’a pris d’envisager un jour de faire ma vie avec toi… Mon âme d’infirmière sans doute… 25 années de ma vie à vouloir te sauver, 25 années à tenter de te rendre la vie jolie et agréable… Ça en fait des ragoûts, des potées, des moelleux au chocolat… Ouais, ça en fait des chemises repassées, des pulls tricotés main… Tout ça pour qui pour quoi ? Pour que dalle !!!! Je ne sais pas ce qui te rend ainsi aussi triste… L’enfance sans doute… Remarque, quand je pense à ta mère, c’est sûr que je comprends mieux. La Léone, elle était pas des plus pimpantes, avec son éternel vague à l’âme comme elle l’aimait à nous le répéter avec ses grands airs : « Je ne sais pas ce qui m’arrive aujourd’hui… J’ai une espèce de vague à l’âme qui m’est tombé dessus comme ça sans prévenir ». J’aurais dû me méfier… Seulement voilà, je suis une femme de défis. Plus les défis sont gros, plus j’ai envie de m’y coller… Là, je peux dire que j’ai fait fort… Pourquoi ? Peut-être pour mériter d’exister ou pour avoir ma place au paradis… Ah ben, là… je peux mourir demain, saint Pierre, il va entendre parler de moi s’il ne me file pas le laissez-passer ». Et patati patata. J’ai fini par décrocher. Peu après, je l’ai vue franchir le seuil de la porte, une valise dans chaque main. Avant de s’engouffrer dans l’ascenseur, elle s’est plantée devant moi, son regard plein d’eau : « Bon ben, je crois qu’on s’est tout dit… C’est bête à dire mais j’ai envie de chialer. Allez… J’y vais pour de bon… Tâche quand même de te réveiller un jour… J’aimerais ça. Peut-être pour me dire que j’ai pas tout donné pour que dalle… ». Cela a été ses derniers mots. Puis, les portes se sont refermées. Elle m’a quitté, laissant dans l’appartement son parfum ambré

Rentré chez moi après mon échange avec Popoff, je vais me chercher une petite mousse. J’allume la télé. Julien Courbet débite lui aussi… Le mec passe son temps à démêler des sacs de nœuds pour faire justice soi-disant. Le voir me fatigue. L’écouter m’épuise… Je zappe, coupe le son et m’arrête sur un documentaire animalier… Je finis par m’endormir. Pas bien longtemps… Popoff commence à faire du ramdam dans son appartement… Il s’installe, visse, tape… Je me raisonne. Je vais chercher mes Boules quies et je m’avale un p’tit anxiolytique.

Ce n’est que la semaine suivante que le festival commence. C’est un dimanche et ce dimanche restera gravé à tout jamais… Le premier morceau qui franchit la cloison est mon morceau préféré des Floyd « Shine on your Crazy Diamonds »… Un truc enfoui remonte à la surface. Je ferme les yeux… Popoff enchaîne les morceaux jusqu’aux plus vertigineux d’entre tous. Ça remue sérieusement en dedans… Du matin au soir, un festival… On dirait que le vieux briscard me connaît par cœur. Un concert rien que pour moi… Des vibrations de dingue… Toute ma jeunesse défile… Scorpions, mon vieux Bruce, les Rolling Stones… et Johnny Cash, ce vieux crooner de Johnny avec sa voix éraillée qui me prend aux tripes… Un shoot de zique qui vient me soulever… Tout ça me ramène en arrière, au temps où je ne vivais que pour la musique car oui, le rock, le blues et la soul, ça avait été ma came ! Les heures passent et je me régale. C’est comme passer à table avec un menu du tonnerre qui te réveille les papilles et t’embaume le palais de saveurs… Un festin… J’ai envie de chanter… Sur « I can’t get no satisfaction », je laisse venir. J’ai des fourmillements dans mes pieds et mon corps se met à bouger. Je pousse la table et les chaises. Ce dimanche-là, ça déménage dans la chaumière…

Avant de m’endormir, je me souviens de ma bande de vieux potes avec qui je jouais dans les cafés et les bals du dimanche… Je revois leurs visages défiler : le vieux Bess à la batterie, Freddy au clavier, Marco et Polo à la guitare… C’est moi qui chantais… Soudain, la journée du drame me revient en pleine poire… Freddy arrosait ses vingt piges… Son paternel lui avait prêté sa vieille Aronde pour l’occasion… Toute la journée, on avait bien vécu. On avait joué, picolé, trinqué en veux-tu en voilà. Le soir venu, Freddy il en avait pas assez. Il voulait faire la tournée des Grands-Ducs : « On n’a pas tous les jours vingt ans, les gars ! Allez, les gars… Vous allez pas me laisser tomber. On va pas se coucher comme des poules le soir de mon anniversaire !!! » insistait-il comme un gamin capricieux qui sait sur quel bouton appuyer. Nous, je m’en souviens, on n’était pas chauds. Le vieux Bess surtout… Freddy, il n’était pas frais pour conduire, il avait du mal à aligner deux phrases… mais il avait un argument de choc : il avait vingt ans ! On a fini par monter dans la bagnole toute briquée pour l’occasion par le père à Freddy… Tout s’est passé très vite… Le Freddy, il a loupé le premier virage et est allé s’emplafonner dans un platane. J’ai été le seul à m’en sortir vivant… Toute ma vie, j’ai eu à vivre avec ça…

La musique de Popoff me sort de mon cauchemar. Quelque chose se débloque moi. Des torrents de larmes tapent à la porte. Ça doit faire un fameux bail qu’elles sont planquées derrière les vannes. Le barrage ne tient plus. La voix de Johnny Cash me cueille… Je laisse faire… Toute une vie à porter le poids d’un putain de drame… Toute une vie à refouler et là… le Popoff, il vient m’en mettre plein les tympans et me ramène loin en arrière. La tête dans les mains, l’eau se déverse à gros bouillons sur ma peau.

Je suis réveillé. Je pense à Gislaine, qui aimerait voir ça.

Une semaine plus tard, je me retrouve chez Popoff une guitare entre les mains.

Un an après, on a monté un groupe, Les Duchemol Boys, et on donne notre premier concert. Gislaine est là, au premier rang. Elle sourit aux anges. Elle me regarde, on dirait qu’elle a vu le bon Dieu en personne…

 

Auteur : Martine Berlain

3 réflexions sur “Le Cadeau du dimanche / Par Martine Berlain”

  1. Du rythme. Ça rocke un max. Je ne sais pas si c’est un cadeau du dimanche mais ce Popoff est un cadeau du ciel. Une thérapie à lui tout seul. Un seul bémol. Guère dans l’air du temps féministe. Mais Gislaine se rachète in extremis.
    Bref j’ai beaucoup aimé.

  2. En terminant la lecture de votre nouvelle, j’avais envie de réécouter le rock de mes « boums » passées et d’en danser un, pourquoi pas ? Merci pour ce portait sensible, vivant, qui m’a mise de bonne humeur. Une belle leçon d’optimisme ! Catherine

  3. C’est une histoire pleine de vie, pleine d’allant. Les personnages sont vraiment attachants. Bravo !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut