Le Cadeau du dimanche / Par Gilles Colliot

 

Annie avait couru pour attraper le tram de cinq heures. Malgré l’ambiance tendue avec la fratrie, elle quittait toujours son père in extremis pour rejoindre son foyer. Le même cérémonial tous les dimanches, un rendez-vous qu’elle avait proposé à son père d’instituer pour reconstruire l’unité de la famille. En effet, au fur et à mesure que son état psychologique s’était aggravé, la mère n’avait plus joué son rôle fédérateur. À chaque stade de la maladie d’Alzheimer, son esprit avait fui davantage pour errer dans des limbes inaccessibles au reste des siens. Le père avait voulu tout gérer seul, ce qui l’avait conduit à prendre soin de sa femme au détriment des enfants, dont il rejetait les conseils. Il avait été particulièrement injuste avec Annie, craignant qu’elle ne lui impose un mode de vie qu’il n’aurait pas choisi. Le sort s’en chargeait suffisamment. Cependant, il avait fini par reprendre à son compte la réunion dominicale, maintenant que la mère vivait (c’était un bien grand mot à son goût) dans un centre spécialisé à temps plein. Pendant le repas, les enfants s’envoyaient quelques torpilles verbales ou s’ignoraient. Mais tous venaient chaque semaine pour faire bonne figure auprès du père.

— J’ai vu maman ce matin. C’est très difficile émotionnellement, mais elle semblait sereine pour une fois, se hasarda Annie.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Pour moi cela ne sert à rien de lui rendre visite. Si tu cherches à te faire pardonner quelque chose, c’est trop tard, rétorqua son frère d’un air méprisant.

— Tu n’as pas pris papa avec toi ? lui reprocha sa sœur en pinçant les lèvres pour marquer sa réprobation.

— Et pourquoi papa ne vendrait-il pas la maison pour s’acheter un deux-pièces près de l’Ehpad ? interrogea la cadette.

Et chacun de partir sur son sujet. Annie se tut. Elle regarda son père. L’air absent, il roulait de la mie de pain entre le pouce et l’index. Vu l’arsenal de boulettes qui s’étalait derrière la barricade que formaient les miettes de la croûte, raclées soigneusement par son autre main, cela devait faire un moment qu’il n’écoutait plus, perdu dans ses pensées. Annie se demandait lesquelles. Il devait être déçu que ses enfants soient irréconciliables et gâchent le cadeau du dimanche. Au bout d’un moment il se leva et alla se coucher sans un mot. Comme d’habitude elle resta alors pour ranger la maison, seule car ses frère et sœur en profitaient au contraire pour s’éclipser. L’activité lui permettait d’évacuer le stress de la journée pour ne pas ramener ce fardeau à la maison. Elle préservait ainsi autant que possible son mari et ses enfants, qu’elle avait hâte de retrouver. Peut-être que ce dimanche-là elle aurait dû viser le tram suivant. Vous jugerez bientôt.

 

Quand Annie monte dans le tram, celui-ci est presque vide. Perdue dans ses pensées, elle remarque à peine la vieille dame accrochée à son sac à main, le quinquagénaire plongé dans un jeu sur son mobile, la femme de son âge, une brindille dans les cheveux et fermant les yeux. Elle préfère rester debout, le dos appuyé contre la carlingue de la rame, histoire de reprendre son souffle. Elle cherche dans son sac la carte de transport et la valide alors que le tram roule déjà vers la station suivante. Y montent alors deux jeunes. Ils parlent assez fort, Annie les observe distraitement. Ils semblent avoir passé l’après-midi à vider des canettes de bière. Ils scrutent le compartiment et repèrent leur jouet. L’un d’eux apostrophe Annie : « Eh, la daronne ! tu mates la jeunesse ? T’es une chaudasse en chasse ? » Éclats de rire et gestes obscènes. La vieille dame serre davantage son sac, l’homme reste en apnée dans son jeu. Annie est tétanisée. Une main s’approche de sa poitrine. Elle saurait se défendre mais elle reste muette et inerte. La tension de trop à gérer après une après-midi chargée en émotions que le rangement de la maison n’a pas suffi à évacuer. La main va se poser, Annie voudrait crier mais elle ne maîtrise plus son corps.

 

Myriam avait passé la journée seule. Comme la plupart des dimanches, même avant celui où il l’avait quittée. Sous le prétexte du travail, il l’envoyait seule promener les enfants au parc. Puis il avait isolé la famille des amitiés qu’elle avait su nouer. Peu à peu la violence des mots prenait corps dans la brutalité des gestes. Ce dimanche de rupture, il avait définitivement claqué la porte de l’appartement après avoir violemment traîné Myriam par les cheveux sur le carrelage de la cuisine. Une fois seule, presque inconsciente, transie de peur, elle eut l’ultime force de se promettre qu’elle ne se laisserait plus jamais faire, par aucun homme ni par personne. Elle se reconstruisait, petit à petit, mais finalement seule. Malgré les copines qu’elle se faisait facilement grâce à sa jovialité naturelle. Ses collègues masculins l’appréciaient mais elle déclinait leurs avances. Elle ne s’accrochait à la vie que pour ses enfants. Depuis qu’ils avaient quitté le nid pour une chambre universitaire loin de la ville de leur enfance qu’ils fuyaient, elle avait décidé d’occuper sa solitude, particulièrement le dimanche après-midi. Elle prenait alors le tram pour rejoindre la forêt et, tout en marchant, réfléchir au sens de sa vie à l’ombre protectrice des grands chênes qui savaient l’écouter. Comment en était-elle arrivée là ? Depuis ce dimanche d’horreur, sa vie avait basculé pour se transformer en une succession de combats. Celui pour obtenir la garde de ses enfants car leur géniteur (elle ne trouvait pas d’autres mots) l’avait fait passer pour folle et incapable de les élever. Celui pour obtenir qu’il verse bien une pension « alimentaire ». Celui pour demeurer dans l’appartement qu’il voulait vendre. Celui pour trouver un job nourricier puisqu’elle avait perdu le sien en s’aliénant à ce monstre égoïste et pervers. Aveuglée par son amour pour cet homme, elle n’avait rien voulu voir venir et lui avait tout cédé, tout excusé. Elle lui aurait tout pardonné s’il n’avait pas cherché à la détruire et, à travers elle, ses propres enfants. Elle marchait ainsi en regardant le passé et en scrutant l’avenir, tristement. Elle aurait aimé y apercevoir une histoire simple, avec un homme simple mais à l’âme riche et généreuse. Quelqu’un avec qui parler de rien et de l’essentiel. La solitude au quotidien lui pesait décidément de plus en plus.

Le bruissement des feuilles la ramena au présent. Le vent se levait comme souvent en fin de journée. Elle regarda sa montre. Il était temps de rentrer pour appeler ses enfants. Elle avait su tisser un lien solide avec eux et ils s’appelaient régulièrement, en particulier le dimanche soir, comme un cadeau illuminant la semaine qui commençait. Le hasard voulut qu’au retour de sa promenade Myriam ne se retrouvât pas dans le tram habituel mais prit sans contrariété le suivant. Le hasard fit-il bien les choses ? Soyez patients.

 

Seul dans sa chambre, le père entend les derniers échanges de ses enfants. Comment peut-il les réconcilier ? Tout est sujet de discorde. Annie semble la plus raisonnable et rationnelle. Mais il ne veut pas prendre parti. Jusqu’au jour du diagnostic de la maladie de sa femme, tout allait bien dans sa vie. Mais depuis, tout lui échappe au fur et à mesure. Sa femme malade, ses enfants qui se déchirent et sa santé qui décline, même s’il n’en laisse rien paraître. Qu’est-il en train de payer si cher ? Il se sent usé avec peu de projets dans la tête, tout juste de quoi animer chaque semaine. Mais il voudrait choisir le moment de partir et il ne lui semble pas venu. Rien qui ne concerne l’héritage. Tout est prêt chez le notaire et de toute façon cela ne dépend plus que de la bonne volonté de ses enfants. Sur ce point, il ne peut plus rien pour eux. Il pense à Annie et il l’entend ranger la maison. Il voudrait tant lui montrer qu’il tient à elle, même si son comportement prouve plutôt le contraire depuis quelque temps. Ils se ressemblent tellement. Il ne voudrait pas qu’elle commette les mêmes erreurs. Mais il ne sait pas comment s’y prendre. Sa maladresse a rendu sa fille aînée si souvent malheureuse. Il ferme les yeux. Laisse son esprit se concentrer.

Il sent alors comme une présence. Mais Annie a déjà quitté la maison. Il ouvre les yeux. Son rêve l’a transporté dans le jardin. Il y distingue une silhouette qu’il reconnaît. Celle de sa femme, comme revenue à l’époque d’avant la maladie. Elle s’approche plus près. Elle lui sourit. Elle lui glisse un baiser sur la joue, comme elle avait l’habitude de le faire. Elle lui prend la main. Il se sent léger à son tour et accepte de la suivre, même pour une destination finale, du moment qu’ils restent ensemble pour l’éternité. Mais les voilà dans un tram. Annie se fait bousculer par deux voyous. Il crie de douleur. « Arrêtez, laissez-la ! » Son épouse lui montre du doigt une femme avec des brindilles dans les cheveux. Il se penche vers elle et lui chuchote à l’oreille des mots qu’il n’entend pas lui-même. Quand il quitte le tram, il fusille du regard les deux paumés, qui se sentent soudain tout bizarres. Quand il se réveille de son rêve d’ange gardien, il a tout oublié sauf la silhouette qu’il veut aller retrouver dans le jardin. Il sait alors qu’il n’y aura pas de prochain dimanche mais tout semble accompli.

 

Dans le tram, Myriam se lève et rejoint Annie. « Eh mais c’est pas vrai ! C’est bien toi ? Depuis le temps ! Quel hasard ! Excusez-moi, Messieurs, mais nous avons plein de choses à nous dire. Allez, viens t’asseoir avec moi. » Annie ne comprend pas ce qu’il se passe. La femme à la brindille s’est levée pour venir la chercher et elles se retrouvent assises l’une en face de l’autre. Annie regarde sa voisine, l’air interrogatif, et l’entend lui chuchoter : « On ne se connaît pas mais vous voilà tranquille maintenant. Jouez le jeu, je m’appelle Myriam ». Myriam ne comprend guère plus comment elle a pu agir de la sorte, sans réfléchir, dans un élan identique à celui qui pousse une personne à plonger dans le fleuve pour aller sauver celle qui se noie.

Surprises par l’audace, les deux racailles préfèrent lâcher l’affaire. Elles ne sont pas en état pour s’occuper de deux « meufs » dont l’une semble assez énergique bien que la peau sur les os. Les deux hommes quitteront le tram à la station suivante.

« Je m’appelle Annie et vous venez de me sauver la vie. » Les deux femmes plongent leur regard dans la profondeur des yeux qui font face et se révèlent leurs âmes. Puis le verbal reprend le dessus, comme pour alléger l’atmosphère. Elles se racontent des banalités. Plus tard, elles se révéleront leur vie. Mais elles ont du temps, pour une fois. Alors elles le prennent et laissent venir les sujets dans l’ordre. En fait, elles savent déjà qu’elles ne pourront plus se quitter. Par le truchement du hasard et des fantômes qui les hantent, ce dimanche vient de leur offrir une sœur de cœur pour partager leurs douleurs et leurs joies.

 

Gilles Colliot

3 réflexions sur “Le Cadeau du dimanche / Par Gilles Colliot”

  1. Le fantôme du père, guidé par celui de la mère, sauve la fille aînée et lui offre un cadeau inespéré. C’est le rôle des fantômes, même s’ils se font rares ces temps-ci autant que les courageuses dans le tram du dimanche. Tout y est, en moins de quinze cents mots : bravo !

  2. Bel exemple de solidarité dans l’adversité. C’est efficace, bien construit. J’ai bien aimé ne pas tout comprendre d’un coup mais rétrospectivement, je vois bien le point de départ (une famille « naturelle » mais dysfonctionnelle) et le point d’arrivée (une famille choisie, avec une soeur de coeur). Entre les deux, le hasard et les fantômes qui, en effet, font très bien les choses. Merci du cadeau.

  3. Véronique HAUTEFEUILLE

    Je ne connais pas le sujet imposé de votre histoire, et seul l’un des commentaires m’a révélé la consigne des 1500 mots. Pourtant, votre récit m’a embarqué dès les premières lignes. Je pourrais répéter mot pour mot le contenu (très juste) des deux premiers commentaires, mais je me contenterai d’ajouter que la construction croisée de votre intrigue est assez remarquable et nous tient en haleine tout du long. Rien à dire non plus sur le style qui est parfait, sobre, concis, efficace et parfaitement juste. Aucune coquille à déplorer non plus. Ce qui fait la différence, c’est l’humanité profonde que dégage votre texte. Vos personnages sont à la fois simples et complexes, comme dans la vie. Tout lecteur ou lectrice peut s’identifier ou reconnaître tel ou tel personnage. Le drame d’Alzheimer est évoqué avec pudeur mais sans faux-semblants. Je trouve aussi formidable la façon dont vous, un homme, pénétrez en quelques phrases dans la psyché de ces deux personnages féminins. En bref, c’est vraiment un très bon écrit, puissant sans être oppressant, et surtout authentique. Félicitations !

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