Le Cadeau du dimanche / Par JLB

 

Je me laisse porter par le courant. Le battement de mes jambes maintient le cap proche de la rive. L’eau fraîche m’engourdit les membres. J’aperçois Fernand sur sa barque, il pêche souvent au même emplacement. En le croisant, je lui fais un signe. « Salut gamin, fais attention à toi ». Fernand connaît le cours d’eau comme sa poche et m’en a livré quelques secrets, ses dangers aussi.

J’approche du grand saule, vite, plus que dix mètres et je m’extrais du courant en quelques brassées vigoureuses.

Les casiers sont bien là, je les remonte. Belle prise aujourd’hui, plus de deux douzaines d’écrevisses charnues. Il ne reste plus grand-chose des appâts faits de viande faisandée.

Précautionneusement, je sors les crustacés, gare aux pinces, et les placent dans une petite nasse. Je lève le filet, conquérant. Fernand me fait un signe avec le pouce levé.

Cette activité clandestine me rapporte quelques sous et me permet de faire du troc avec les commerçants.

En suivant la berge, je rejoins la plage. Les cloches de l’église sonnent à tout va. Le curé va encore me passer un savon. Je m’en fiche comme d’une guigne.

Je me sèche, me rhabille fissa et file à la boulangerie à grands pas. Pourvu qu’il reste des babas au rhum, une surprise gourmande pour maman.

La négociation commence, j’en souhaite cinq, il me répond quatre, j’accepte car je suis pressé et finalement je repars avec cinq gâteaux dont une religieuse au chocolat. Je la dévore en quelques bouchées. Il est rugueux, notre boulanger, mais pas mauvais bougre.

Les jours de fête, maman nous cuisine parfois un poulet aux écrevisses, un vrai régal.

Ce dimanche d’été est chaud. Chouette, nous irons sûrement nous baigner tous les quatre, moi, maman et mes deux sœurs. Maman adore nager, elle retrouve un peu le sourire devant nos chamailleries dans l’eau. Mes sœurs se liguent contre moi et je finis par boire la tasse.

 

Cela fait dix ans que mon père est parti soudainement au Gabon, j’avais quatre ans. Il revenait une fois par an. La séparation était inévitable. Après le divorce, il n’est plus revenu. Je n’ai pratiquement aucun souvenir de cette période.

Son absence m’a laissé une immense liberté. Maman a trouvé un travail à la ville d’à côté. Seule à s’occuper de nous, rentrant tard, elle nous fait confiance en fixant toutefois quelques limites non négociables.

J’ai vite appris à imiter sa signature et son écriture, bien commode pour les courriers indésirables du collège, puis du lycée. Mes sœurs ont profité de mes talents de faussaire moyennant quelques contreparties. Au final, nous n’avons pas si mal réussi nos études.

J’ai un peu fait les quatre cents coups, testant mes propres limites.

 

Mon père est décédé à l’âge de 56 ans. Ma grand-mère a réussi à faire rapatrier sa dépouille afin de l’enterrer près des siens. Une partie de ses affaires personnelles me sont revenues, ma grand-mère y tenait beaucoup. À l’époque, je les avais placées au fond d’un placard fermé à clé.

J’ai ruminé longtemps avant d’explorer ces documents, la peur au ventre devant ce passé si tu au sein de ma famille.

Un procès-verbal de la gendarmerie a éveillé ma curiosité. Une voiture était tombée dans un canal en plein milieu de la nuit. Un survivant, trois noyés. Les pompiers n’ont rien pu faire… Le rapport faisait mention d’une vitesse excessive et sans doute d’un excès d’alcool.

Seul mon père a réussi à s’extraire de la voiture et à faire surface. C’est lui qui conduisait le véhicule fou. Ses deux frères et le mari de ma tante y laissèrent leur peau. Mon grand-père faisait un arrêt cardiaque six mois après.

J’y ai aussi trouvé d’anciens articles de presse relatant l’accident mortel, dans les faits divers, bien sûr. C’est une rubrique qui a toujours du succès auprès de certains lecteurs.

 

Je suis le premier né après ce drame et je porte les prénoms de tous ces morts. Maman était contre mais rien n’y a fait.

Il m’a fallu une longue thérapie, une sorte d’exorcisme, afin de faire face à tous ces revenants qui frappaient à ma porte. Notre récit familial est comme gravé dans le marbre, la fuite est bien inutile.

Je n’en suis pas sorti tout à fait indemne, au début de la thérapie en tout cas. Ma grand-mère paternelle a été d’un soutien inespéré, sa force et sa foi m’ont été précieuses.

Mes fantômes et moi avons pactisé depuis. Après tout, nous avons des gènes en commun.

 

Auteur : JLB

 

Note : Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite. Il s’agit d’une fiction même si quelques faits réels apparaissent ici et là dans le récit.

1 réflexion sur “Le Cadeau du dimanche / Par JLB”

  1. La note finale est très utile et on ne peut s’empêcher de se demander ce qui relève de faits réels. La tonalité joyeuse et fleurant bon la France d’antan cède vite le pas a une tragédie familiale et intime. Ce faisant, on en vient à se demander quel était au fond le cadeau du dimanche.

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