Le Malheur indifférent de Peter Handke

Peter Handke

 

Le Malheur indifférent, de Peter Handke, 1972

Recension par Dominique

 

La mère de l’auteur se suicide à l’âge de 51 ans, le 21 novembre 1971. Son fils essaie d’écrire un livre sur cette vie. Il mêle deux thèmes :  l’autofiction et l’écriture. La vie de sa mère doit devenir l’archétype des vies des femmes de cette époque de milieu social défavorisé :  les rêves de jeune fille sont souvent brisés après la première grossesse. Les destins sont tout tracés. L’autre fil conducteur du roman est celui de la difficulté d’écrire sur un thème aussi grave et intime. Comment éviter les lieux communs, les stéréotypes, comment raconter la douleur du deuil de sa mère, quelle écriture choisir ? Il choisit le parti pris littéraire de faire un récit distancié, très objectif de cette vie qui devient à mes yeux une vie symbolique de mère de famille autrichienne juste après-guerre. Il bannit tout lyrisme et choisit une écriture fragmentaire, phrases très courtes souvent sans verbe.

Cette femme est originaire d’une petite ville du Sud de l’Autriche, où la richesse appartient à l’Église et aux grands propriétaires. Son père est charpentier et accède à un rang social plus élevé que celui de sa famille d’origine en épousant la fille d’un riche fermier. Peter Handke utilise des formules incisives pour faire de la vie de sa mère un exemple illustrant le destin de toute une génération : « Naître femme dans ces conditions c’est la mort ». Puis, toujours à la recherche de la bonne formule, il se répète sous une autre forme : « On peut dire cependant que c’est tranquillisant. Aucune peur de l’avenir en tout cas. » Il souligne que, petite fille, elle était brillante à l’école : « Ma mère racontait qu’elle avait quémandé de son père la permission d’apprendre quelque chose, mais il n’en était pas question. » D’un geste de la main, le père refuse, c’est impensable. Seuls les fils font des études, une fille doit juste se préparer à être une bonne ménagère et une bonne mère de famille. Kinder, Kuche, Kirche.

La guerre arrive. Elle est vécue comme une aventure exaltante à ses débuts, avec de grands défilés, des rassemblements nazis. La jeune fille ne comprend rien, mais elle peut partir travailler en ville, loin de l’ambiance étouffante du village. Elle tombe amoureuse d’un Allemand : « Il était plein d’attentions pour moi, je n’en avais pas peur comme des autres hommes » (p. 34). Elle tombe enceinte, c’est le père de Peter Handke. Par souci des convenances, pour donner un père à cet enfant, elle en épouse un autre : « Il la vénérait depuis longtemps et se moquait bien de cet enfant qu’elle allait avoir d’un autre, ce serait elle. Il lui déplaisait profondément, mais on lui inculqua le sens du devoir donner un père à son enfant : elle se laissa faire pour la première fois, perdit un peu de son rire » (p. 37). Évidemment, cette union va être un désastre. Avec son enfant, ils partent dans la belle-famille, vivent la fin de la guerre à Berlin. La guerre est beaucoup moins drôle qu’au début évidemment, elle protège comme elle peut son fils pendant les bombardements, repart en Autriche, puis revient auprès de son mari à la fin de la guerre. Mais à Berlin, malgré les privations, elle apprend l’élégance. Les hommes la courtisent, mais elle n’a aucun amant. Elle devient un être neutre se dilapidant dans les banalités quotidiennes. Le mari devient alcoolique et violent. Avortements clandestins, vie difficile dans l’après-guerre. Quand elle a un deuxième enfant, en 1948, la famille revient en Autriche dans son village à elle ; vie étriquée, violences conjugales. Elle s’enfonce dans la dépression. Elle trouve du réconfort dans les promenades en forêt. Elle devient tellement consciente du décalage entre ce qu’elle est vraiment dans ses rêves jamais atteints et la réalité de sa vie qu’elle préfère mourir.

 

La traduction du titre est intéressante : Ungluck n’est pas le malheur, c’est le non-bonheur ; et Wuscloses : sans désir, sans souhait, sans volonté.

Un roman que j’ai beaucoup aimé. Les digressions sur l’écriture ne m’ont pas gênée, je trouve que Peter Handke, malgré ses dires, trouve des formules choc pour décrire une réalité sociale qui sonne juste : « Tout a ses avantages et désavantages que voulez-vous et c’est l’inacceptable qui devient acceptable » (p. 76).

Un roman pas très gai, mais un bel hommage à une mère qui n’a pas pu être heureuse dans les contraintes que lui a imposées la Société.

 

Dominique

 

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