Le Septième convive / par Brigitte Bonneau

 

L’année 2024 se terminait dans le brouillard de l’incertitude comme toutes les années précédentes depuis cette année 2019 où était apparu un virus que rien ne pouvait détruire depuis cinq ans. Alors que nous étions en démocratie, nous avions glissé peu à peu vers une dictature, puis vers un État totalitaire où, comme on le sait, chacun était surveillé, ne pouvait se déplacer sans l’accord du gouverneur de la région et ne pouvait, bien sûr, sortir du pays. Chaque déplacement était noté grâce à une technologie sans cesse améliorée, et si nous avions applaudi les avancées de la science jusqu’au début de la pandémie, nous nous apercevions peu à peu de ses effets sur la vie quotidienne, non pas un plus grand confort pour un moindre effort, mais une privation de liberté sans discussion possible pour, comme le proclamaient les gouvernements de nombreux pays, nous sauver la vie.

 

L’année se terminait et nous étions autorisés, pour Noël, à être six autour d’une table. C’était la première fois depuis cinq ans que nous allions voir autrement que sur des écrans ceux qui nous étaient proches : j’imagine que chacun pensait à sa famille, parents, frères et sœurs, enfants, petits-enfants, oncles, tantes, cousins, bref, ceux qu’il était convenu de retrouver à Noël. L’idée ne me déplaisait pas en soi, mais j’avais envie d’autre chose.

Je réfléchissais, donc, la famille, non, je la voyais assez en vidéo et à vrai dire, nous n’avions pas grand-chose à nous dire, et que nous dirions-nous de plus ce jour-là que nous ne nous étions déjà dit, rien d’imprévu ni de drôle, et personne n’osait trop plaisanter. Non, décidément non, j’écartais cette idée malgré quelques remords qui s’insinuaient dans ma conscience et que je décidais d’ignorer. Pour une fois, mes douze ans de psychanalyse allaient faire de moi une femme libre !

Je réfléchissais donc, nous pourrions être trois couples d’amis, mon mari et moi, nos vieux amis Alain et Chantal et Dominique et Marc, qui les connaissaient. Plus j’y pensais, moins cette idée me plaisait. Je voyais d’avance la scène, trois hommes brillants, qui ne laisseraient pas passer l’occasion de raconter leurs exploits, présents, passés et à venir, rivalisant les uns avec les autres, et ne montrant que le bon côté de la médaille ; et nous les femmes, nous les servirions et nous les écouterions, souriantes et admiratives, car il ne s’agissait pas de toucher à leur image, sous peine de reproches virulents dès nos amis partis.

Donc, la famille, non, les couples, non. Que restait-il ?

Je pensais tout à coup à des amis, qui vivaient seuls ou pas, mais qui viendraient volontiers seuls, comme nous l’avions déjà fait avant le confinement.

J’inviterais d’abord Juliette, qui aimait beaucoup rire et qui saisissait toutes les occasions pour avoir des aventures en tout genre et pour rencontrer des originaux plutôt marginaux, dont elle ne voyait que le bon côté. On ne s’ennuyait jamais avec elle.

Et puis Laurène, qui aimait chanter, nous disant qu’on la remarquait dans les chorales où elle allait, mais dont la voix très grave et très éraillée me plongeait dans une perplexité sans bornes quant à ce qu’elle prétendait. Et je l’aimais bien pour sa simplicité.

J’aimerais que le jeune Maxime se joigne à nous. Il se trouvait aujourd’hui entre deux épisodes de turpitudes mentales, pendant lesquelles il parlait aux esprits qui, en général, le traitaient mal, il faisait alors un petit séjour dans un hôpital, spécialisé pour calmer ces esprits perturbateurs, il se faisait quelques amis (des femmes en général, car il se sentait bien en leur compagnie) et rentrait chez lui. Alors il créait toutes sortes d’œuvres qui ne se trouvaient jamais être le chef-d’œuvre dont il rêvait. Il cherchait sans relâche à améliorer son art, ce qui me le rendait sympathique.

J’inviterais aussi Marcellin, qui pratiquait le Taiji avec moi. Il s’occupait de la bibliothèque du club, et me fournissait un tas de romans policiers asiatiques. Il venait de me faire lire un roman de six cents pages sur les loups de Mongolie qui m’avait beaucoup appris sur la vie là-bas, ce qui me permettait de ne pas regretter de vivre sous un toit avec de l’eau et de l’électricité à volonté. Lui, je l’aimais bien parce qu’il était timide et réservé.

La dernière invitée serait Odette, que je connaissais depuis toujours et qui, depuis toujours, voulait à tout prix comprendre ce qui se passait en elle et comment progresser pour devenir zen en ce bas monde, malgré tous les ennuis, nombreux, qu’elle pouvait bien avoir. Elle m’expliquait ses découvertes concernant les méandres de l’esprit humain, bien loin de la psychologie classique, comme, par exemple, ce qu’apporte à chacun la connaissance de ses vies antérieures. Je l’écoutais, je dois le dire avec intérêt, espérant toujours qu’elle me donnerait la clef pour résoudre par la même occasion tous mes problèmes. J’attendais donc, sans trop m’impatienter, depuis des années…

 

Nous nous retrouverions donc tous les six, tous d’un âge certain (excepté le jeune Maxime), la plupart ne travaillant plus, mais tous ayant travaillé, et tous ayant traversé des difficultés, plus ou moins psychologiques, souvent peu solubles, et parfois hélas insolubles.

J’envoyais mes invitations par la Poste, et attendais les réponses (une occasion de recevoir du courrier). Tous répondirent assez rapidement que, oui, ils viendraient, ils demanderaient les autorisations qu’il fallait : on ne pouvait pas se déplacer sans dire où on allait, chez qui et pourquoi, pire que quand, adolescents, on rendait des comptes à nos parents. Actuellement, il était presque impossible de leur raconter des histoires, ils pouvaient tout vérifier à tout moment et nous redoutions les représailles qui sanctionnaient une faute.

Ils allaient donc se soumettre aux procédures en cours parce qu’ils voulaient me voir, se retrouver nombreux autour d’une table, rencontrer des invités qu’ils ne connaîtraient pas forcément, et se sentir bien pendant une soirée, enfin.

 

La soirée s’organisait, se présentait donc sous de bons auspices quand je reçus un appel téléphonique auquel je ne m’attendais pas : Roger, une vieille connaissance, voulait avoir de mes nouvelles et je lui parlais, entre autres, du dîner que j’organisais. Tout de suite, il affirma qu’il en serait, même si nous étions déjà six. Il était inspecteur du travail, il voyait comment fonctionnait l’État, toujours à privilégier les patrons aux dépens des travailleurs, toujours à interpréter la loi en faveur des financiers et des actionnaires, sans aucune considération pour ceux qui travaillaient, pour eux, dans des conditions souvent très pénibles, et pour un salaire qui était l’argent de poche de leurs enfants, comme l’avait dit un illustre politicien.

Pour une fois et comme eux, il enfreindrait la loi, quoiqu’il lui en coûte. Et il me demandait un moyen pour entrer dans mon immeuble sans alerter la sécurité. Je lui affirmais d’abord que c’était impossible, ils étaient partout, mais l’idée m’amusait et je cherchais un moyen de déjouer les systèmes de sécurité. Il me revint à la mémoire que je n’avais pas rendu le double de la clef d’une porte de service, à l’époque où de tels oublis passaient encore inaperçus. Et cette porte donnait sur un petit jardin derrière mon immeuble, assez peu surveillé, mais plein de systèmes de détection.

J’exposais la situation à Roger qui, m’affirma-t-il, en raison de son métier, connaissait tous les systèmes de surveillance existants, parce que les sociétés les contournaient sans cesse, par exemple pour faire entrer dans les entreprises les ouvriers en dehors des heures légales.

Donc il allait venir examiner les lieux discrètement ces jours-ci et il se débrouillerait pour arriver à la porte dont j’avais la clef et que j’aurais ouverte peu avant, je n’avais pas à être là en cas de problèmes. Il nous rejoindrait dès qu’il le pourrait, et me priait de ne m’occuper de rien.

Je préparais cette soirée avec soin, j’achetais un petit cadeau pour chacun, entreprise difficile, car tout était standardisé, les créateurs avaient disparu ou créaient pour l’État qui ne cherchait pas vraiment l’originalité. Il restait les livres, tous les livres, aucun n’avait encore été censuré ou interdit, même s’ils contenaient parfois des critiques osées. Les bandes dessinées avaient par contre totalement disparu. Chacun attendait donc une censure qui se faisait attendre.

Mon hypothèse était que, soit la plupart ne savaient pas vraiment lire, ce que j’avais du mal à envisager, soit ils ne comprenaient pas ce qu’ils lisaient, soit ils ne lisaient pas du tout, c’était le plus probable, car d’après mes statistiques personnelles, 68 % des hommes ne lisaient que pour leur travail. Ou bien ils voulaient nous laisser la liberté de penser, mais pas celle d’agir. Bref, j’achetais quelques livres que j’aimais bien, et en ce moment, je m’intéressais aux écrivains d’Amérique centrale et du Sud.

Et puis j’organisais le dîner, et chacun apporterait quelque chose qu’il aimait. Moi, je ferais ma délicieuse soupe de pois cassés au céleri et au cumin et préparerais une table chaude et sympathique.

Ce soir arriva enfin, chacun sonna à la porte et me serra dans ses bras sans trop oser m’embrasser, et un peu plus tard, Roger arriva discrètement sans encombre. Et la fête commença.

 

Auteur : Brigitte Bonneau

 

2 réflexions sur “Le Septième convive / par Brigitte Bonneau”

  1. 1984, quarante ans plus tard. Et si Brigitte B. appartenait à la Police de la Pensée ?

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