Le Septième convive / par M.-J. T.

 

— Au revoir, Georges, à l’année prochaine.

Georges chancela sous l’affectueuse bourrade de Mr Smith puis s’éloigna, d’un pas tout aussi chancelant, en direction de sa voiture. Il avait bu un, puis deux et quelques autres grogs pour se réchauffer. Ce soir du 24 décembre son travail était terminé, il allait pouvoir suspendre sa houppelande de père Noël jusqu’à l’hiver prochain. Il monta dans sa voiture, une guimbarde hors d’âge qui démarra en toussotant et cracha une fumée épaisse qui empuantit la rue.

Depuis plus de vingt ans, Georges endossait son costume de père Noël au mois de décembre. Il s’installait devant la porte du grand magasin de Mr Smith dont l’enseigne « Aux nouveautés londoniennes » s’ornait en cette période d’une guirlande lumineuse qui clignotait dans la nuit. Pour la traditionnelle photo du père Noël, Georges prenait les enfants sur ses genoux, lançait un regard complice aux parents et obtenait un franc succès tant la bonhomie du personnage qu’il incarnait lui était naturelle. Georges était célibataire, il vivait à quelques kilomètres de Penburg, dans une maisonnette que lui avait léguée une arrière-grand-tante qu’il ne se souvenait pas avoir connue. Pendant l’année, il occupait divers emplois saisonniers, étanchait sa soif de quelques bonnes pintes de bière et était apprécié par tous pour sa jovialité et sa disponibilité.

Ce soir du 24 décembre, à 22h, Les nouveautés londoniennes avaient fermé leurs portes et éteint les lumières ; seule la guirlande scintillait dans la rue. Quelques flocons s’étaient mis à tomber et sur la route étroite la voiture de Georges avançait doucement, en effectuant parfois quelques embardées. La neige se fit plus dense, rendant la chaussée glissante. D’un brusque coup de volant, Georges tenta de redresser la direction que prenait sa voiture qui traversa la route et piqua du nez dans le fossé.

Georges s’extirpa péniblement de son véhicule, il enfonça son bonnet de père Noël sur la tête, resserra la ceinture de son pantalon qu’il avait dégrafée afin d’être à l’aise pour conduire et émit un bref juron en s’avançant sur le chemin qui menait à une maison cossue, une sorte de manoir, où la lumière brillait. Il ne pouvait passer la nuit dehors avec ce sale temps et il comptait demander l’aide qu’on ne saurait lui refuser le soir de Noël. Georges tira sur la chaîne qui ébranla une petite cloche au son cristallin et attendit.

 

Un homme vint lui ouvrir, il ne manifesta aucun étonnement face à l’accoutrement de Georges, celui-ci lui expliqua l’accident qui l’amenait à sonner à sa porte et déclina son identité. L’homme le fit entrer et l’informa de la situation.

— Je suis le colonel Mustard. Suivez-moi, je vous prie, je vais vous présenter à mes amis. Ce manoir appartient à Mr et Mrs Pratt, qui nous en laissent la jouissance la nuit de Noël pendant qu’ils réveillonnent avec leurs parents et leurs enfants.

Georges suivit le colonel qui avançait d’un pas martial dans un sombre couloir ouvrant sur une pièce bien éclairée d’où s’élevait un bruit confus fait de murmures et de petits cris. Le silence se fit lorsque Georges entra. Le colonel ôta la pipe coincée entre ses dents, balaya du regard l’assemblée puis, désignant Georges, déclara :

— Voici le père Noël, qui nous fait la surprise de s’associer à nous pour cette soirée que nous espérons mémorable.

Une jeune personne s’avança la première en jouant d’un boa de vaporeuses plumes roses qu’elle enroulait et déroulait autour de son cou, cachant et dévoilant la rondeur de ses seins : une attitude fort aguicheuse qui troubla Georges.

— Miss Scarlett, la nouvelle star du cinéma.

Elle tendit mollement sa petite main pour qu’on la baise, mais Georges n’était pas initié à l’art du baise-main, dans sa grosse paluche il saisit le bout des doigts qu’on lui présentait et les secoua énergiquement, Miss Scarlett poussa un cri.

— Quelle poigne, père Noël, je crois que vous m’avez brisé les os ! Je serrerais bien votre cou entre mes mains pour vous montrer ce qu’est une tendre étreinte.

Le colonel Mustard saisit aussitôt Georges par le bras et lui présenta un petit homme à l’allure chafouine dont le regard se dissimulait derrière d’épaisses lunettes.

— Le docteur Green, éminent spécialiste des intoxications.

Georges n’entendit que le mot désintoxication. Le personnage lui parut des plus antipathiques, mais une femme l’apostropha avec autorité et le tira d’embarras.

— Je suis Mrs Peacock, vous connaissez mon nom, je suppose, ma famille rassemble plusieurs politiciens qui œuvrent pour l’État, moi-même je ne suis pas sans influencer le cours de l’Histoire.

Georges la salua, fouilla dans sa mémoire, ce nom n’évoquait rien.

Dans un coin de la pièce, un homme et une femme bavardaient. La femme, déjà âgée, ajusta une sorte de face-à-main pour mieux observer Georges tandis que l’homme s’avançait vers lui la main tendue, en souriant.

— Je suis le professeur Plum, ravi de rencontrer le père Noël. Dès que j’aurai publié mon livre sur les civilisations anciennes, j’entreprendrai une étude afin d’apporter un éclairage sur le mythe du père Noël depuis sa naissance jusqu’à sa disparition. Mais laissez-moi vous présenter Mrs White, dont le nom s’inscrivit en tête des affiches du cinéma muet.

Georges s’inclina, il éprouvait un étrange malaise dans cette société et serait bien reparti dans la neige et le froid si le colonel Mustard ne l’avait retenu.

— Père Noël, vous êtes notre invité et vous allez partager notre frugal repas. Savez-vous que lorsque j’étais en Inde, le soir de Noël nous mangions le cobra que nos cipayes habiles avaient su égorger d’un coup de katara. Mais c’était autrefois, quand existait encore l’Empire britannique.

Georges ne savait que dire. Sans doute le colonel plaisantait-il, pourtant il paraissait sérieux.

On installa Georges au bout de la table tandis que les six autres convives s’installaient face à face. La porcelaine blanche étincelait, les verres de cristal reflétaient la lumière que projetait le lustre suspendu au plafond. Les assiettes et les verres étaient vides, aucun fumet goûteux ne flottait dans la maison. Au milieu de la table se dressait un lourd chandelier de bronze au pied duquel s’enroulait une fine cordelette. Plus étrange, étaient posés à côté un poignard, un revolver, une clé anglaise et un petit flacon rempli d’un liquide verdâtre.

La conversation avait repris entre les convives, Georges semblait en être exclu. Le colonel refaisait la guerre des Malouines avec Mrs Peacock, qui y voyait un complot politique visant à déboulonner la Reine de son trône. Miss Scarlett parlait de ses futurs succès au professeur Plum, lequel en homme courtois s’efforçait d’écouter ses propos qu’il jugeait fort futiles. À ses côtés, Mrs White fusillait du regard la starlette qu’elle trouvait stupide. En face d’elle le docteur Green alignait dans son calepin des formules chimiques dont la combinaison semblait le remplir d’aise, il passait sa langue sur ses lèvres d’un air gourmand et satisfait.

Soudain tous se turent, échangeant sans mot dire des signes de connivence, puis leurs regards convergèrent sur Georges. Il se sentit très mal à l’aise et, se levant, il exprima, tout en s’excusant, son intention de partir, il voyait bien qu’il dérangeait. La main de fer du colonel se plaqua sur son épaule et l’obligea à se rasseoir tandis que le professeur Plum et le docteur Green l’encadraient.

Mrs White, la doyenne de l’assemblée, prit la parole :

— Père Noël, nous voyons bien que vous ignorez qui nous sommes et que vous ne pratiquez pas le jeu du Cluedo. Nous en sommes les héros et à chaque partie l’un de nous est la victime, un autre l’assassin. Mais ce soir, voyez-vous, nous avons déposé nos armes au milieu de la table, c’est la trêve de Noël. Lorsque Mr et Mrs Pratt quittent leur maison pour le réveillon, nous sortons de notre boîte et passons la soirée comme si nous étions amis. Cependant, cette année, votre présence introduit un élément nouveau et étranger à notre histoire. En accédant à notre secret, vous devenez notre victime… Nous vous laissons le choix de l’arme et de celui qui la tiendra.

 

Le lendemain matin, lorsque Mr et Mrs Pratt et leurs deux enfants rentrèrent, ils remarquèrent la voiture de Georges enfouie sous la neige, l’avant du véhicule plongeait dans le fossé, mais il n’y avait personne à bord. Dans la maison, tout était à sa place habituelle, la table était dressée dans la salle à manger, la nappe s’étalait sans le moindre faux pli. À midi arriveraient les parents de Mrs Pratt qui traditionnellement venaient déjeuner le jour de Noël. Le repas était déjà prêt depuis la veille, le personnel était en congé. Dans la bibliothèque, la boîte de Cluedo gisait sur le tapis, autour d’elle s’éparpillaient les cartes représentant les personnages : le colonel Mustard, Miss Scarlett, Mrs White, le docteur Green, Mrs Peacock et le professeur Plum. Sur chacune d’elle étaient posés respectivement un poignard, une cordelette, un revolver, un flacon de poison, une clé anglaise, un chandelier.

Ce ne fut que deux jours plus tard, quand la neige qui était tombée en abondance, eut fondu qu’on découvrit le corps de Georges dans le jardin. On attribua son décès à une chute malencontreuse, certaines mauvaises langues insinuèrent qu’il avait bu.

 

Auteur : M.-J. T.

2 réflexions sur “Le Septième convive / par M.-J. T.”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut