Remettre à plus tard, au lendemain, ou mieux, au surlendemain. Elle avait pris cette habitude.
En descendant l’avenue, sous la pluie, elle se dit qu’elle avait souvent, au fil des années, remis ses projets à plus tard, pour diverses raisons, par indécision souvent, ou par négligence. Pourtant elle n’avait pas perdu l’espoir de les réaliser. Elle revenait toujours, en particulier, à l’idée d’écrire. Mais écrire quoi ? Adolescente, elle avait tenu un journal intime, longtemps conservé, puis oublié, relégué dans quelque malle ou tiroir. Elle avait eu l’intention de le relire un jour, sans toutefois avoir entrepris de le chercher.
Elle lisait beaucoup, reprenait des classiques, découvrait des auteurs contemporains. Elle avait été une habituée de la bibliothèque, mais elle n’y allait plus désormais, sa carte étant périmée depuis plusieurs mois. Elle en reprendrait une autre, à l’occasion.
Elle aurait aimé écrire un roman, mais elle attendait de trouver un bon sujet, et des personnages intéressants. Elle allait y réfléchir.
Un roman d’amour ? Un roman d’aventures ? Elle avait connu quelques amours, eu quelques aventures — et mésaventures. Plus jeune, elle avait voyagé, sans être pour autant du genre aventureux. Elle avait l’intention de retourner en Grèce, ou à Malte, dans un an ou deux. Mais cette année encore elle passerait tout le mois d’août dans le Cantal.
Un conte pour enfants ? Pourquoi pas ? Elle avait aimé raconter des histoires à ses neveux, inventer des contes de fées, de princes et de princesses, de sorcières et de sorciers. Mais ses neveux avaient grandi et étaient passés à autre chose, aux super héros et aux jeux vidéo. Elle avait alors envisagé d’acheter une console, mais impossible de faire son choix avant de s’être bien renseignée sur les différents modèles, qui sans cesse évoluent.
Une pièce de théâtre ? Pas une tragédie, trop sombre à son goût, plutôt une comédie, une satire de notre époque, gaie, légère. Ou même une comédie-ballet, en mémoire de Molière. Enfant, elle avait adoré la danse ; elle avait plusieurs fois songé à reprendre des cours un jour ou l’autre, puis elle avait provisoirement renoncé. Elle écoutait beaucoup de musique, surtout classique, du jazz aussi, dans sa chambre ou en voiture, mais elle n’allait plus guère au théâtre ni au concert. Elle reprendrait un abonnement bientôt, ou de préférence à la rentrée. Elle hésitait encore.
De la poésie ? Peut-être. Elle aimait les sonnets de Baudelaire, et plus encore les calligrammes d’Apollinaire. Les Haiku aussi. Elle préférait les formes brèves. Alors pourquoi ne pas écrire un texte court, très court ? Sans intrigue, avec un seul personnage, une femme : elle, tout simplement. Une sorte de monologue, des pensées, des sensations, des impressions personnelles.
Mais ne devrait-elle pas avant tout rédiger quelques remarques sur le concept de procrastination, sur lequel elle avait lu plusieurs études ? Ce sujet avait retenu toute son attention.
Elle arriva devant les grilles du parc, s’engagea dans la contre-allée, s’assit sur un banc, regarda passer les gens, entendit crier les enfants, écouta chanter les oiseaux. C’était le printemps. La pluie avait cessé, il faisait beau, presque chaud déjà. Elle se sentait bien, elle était sereine. Alors elle pensa que son projet d’écriture, comme tous les autres, pouvait attendre un peu, longtemps peut-être. Mieux valait qu’il demeure un espoir, un rêve.
Et elle se dit qu’à nouveau elle allait le remettre à plus tard.
Auteur : Jeanne Estival
L’autrice a bien fait de ne pas suivre les conseils de sa narratrice qui préfère par indolence jouir de la vie qu’écrire. Quant à l’autrice, c’est plutôt : tant qu’il y a de l’écriture, il y a de la vie.
Chacun pourra se reconnaître dans les atermoiements de la narratrice cependant…
Finalement, sans jamais passer à l’acte d’écriture sur papier ou en digital, elle a par la pensée, abordé un éventail impressionnant de modes de narration. La procrastination est une activité intellectuelle intense à défaut de produire du concret. Heureusement que d’autres sont moins égoïstes et osent coucher noir sur blanc leurs pensées pour stimuler celles d’heureux lecteurs comme moi. Merci.