Remettre à plus tard / Par Philippe Cantié

 

Hauteur de vue

 

Les trombes de pluie qui s’étaient déversées toute l’après-midi avaient cessé mais l’eau qui s’était accumulée sur la frondaison des arbres continuait à percoler sans trêve, amortie dans sa chute par l’épaisse couche d’humus. C’était un déluge à retardement, un déluge à bas bruit, un déluge qui se répétait jour après jour, aux environs de la même heure.

Ernesto Erahzad déchargea lourdement son barda à terre. Il ne s’était jamais senti aussi usé, aussi las et vidé de toute énergie. C’est qu’il n’était plus très jeune. Depuis combien de temps patrouillait-il ainsi dans la forêt ? Vingt ans ? Vingt-cinq peut-être ? Habitué à cet air saturé d’humidité, il avait soudain l’impression de suffoquer. Comme la fois où il avait été capturé par les forces gouvernementales. Lors d’un interrogatoire, sa tête avait été noyée dans un seau de merde. Lui avait presque cessé de respirer mais tout le monde avait bien ri.

Ernesto mit un genou à terre, s’accroupit péniblement et s’assit en tailleur autour du feu. Il ignorait qui avait allumé ce feu dans ce coin du campement, en lisière de forêt. Et il ignorait pourquoi. La forêt avait failli l’engloutir mais elle avait fini par le recracher. Ernesto avait aperçu ce fanal inespéré et avait pris sa direction, dans l’obscurité grandissante du soir. La forêt semblait alors s’être drapée dans une nébulosité trouble et hautaine.

Ernesto retira une de ses rangers avec un râle de soulagement. Il ôta précautionneusement la chaussette détrempée et grimaça de douleur. Une odeur de chair putréfiée monta à l’assaut de ses narines. Il avait beaucoup de chance. Les compagnons d’armes qui se trouvaient avec lui ne pouvaient en dire autant. L’embuscade avait été aussi brève que brutale.

Le reste du campement était invisible et silencieux. Mais les nappes de brouillard colportaient des sons et des effluves dont l’étrangeté frappait l’imagination. On leur prêtait le pouvoir maléfique de distordre l’espace et le temps, de propager les relents et les rumeurs les plus délétères.

Ernesto crut ainsi entendre son frère aîné qui l’appelait comme naguère. Lippo avait été le premier à s’engager dans le Front de lutte révolutionnaire et lorsque quelques mois plus tard, Lippo lui avait demandé de le rejoindre, lui Ernesto n’avait pas hésité une seconde. Il n’avait pourtant que douze ans, pas la même moitié de l’âge de son frère. Il avait épousé la Cause sans prendre, au préalable, le temps de faire connaissance. Un mariage arrangé ! Une union marquée, dans les premiers temps, par des élans d’enthousiasme, d’excitation et de joie. Avec Lippo dans le rôle de l’entremetteur et du passeur d’idées. Il lui suffisait de monter sur une caisse de bois au centre d’un village. Les habitants accouraient aussitôt pour écouter ses harangues. Les femmes lui prêtaient une oreille religieuse, les hommes acquiesçaient bruyamment, les Anciens donnaient leur sage approbation. Les chiens du village eux-mêmes semblaient hocher la tête en signe d’adhésion. Lippo allait de village en village. Juché sur son piédestal de fortune, il poursuivait sans relâche son œuvre d’insecte pollinisateur. Ernesto le suivait fidèlement dans ses périples, fasciné par son charisme et son extraordinaire éloquence. Les idées fusaient de la bouche de Lippo comme un vol de perroquets aux couleurs vives et chatoyantes. Elles virevoltaient un instant avant de prendre de l’altitude et de se fondre, par-delà la canopée, dans l’abstraction d’un horizon invisible.

La faconde de Lippo avait fait sa renommée au sein des populations autochtones. Elle avait même fini par arriver aux oreilles des autorités.

Quel âge Lippo aurait-il aujourd’hui ? Ernesto, lui, avait trois fois l’âge qui était le sien lorsque, répondant à l’appel de son frère aîné, il avait rejoint le Front de lutte révolutionnaire. Un jour, Ernesto avait dépassé en âge celui qui était devenu, par la seule puissance de son verbe, le chef naturel de la rébellion. Personne n’avait su ce qui s’était passé réellement mais aux yeux d’Ernesto, Lippo avait soudain et à tout jamais été rétrogradé au rang de frère cadet.

Le feu crépitait avec une féroce intensité. Celui qui l’avait allumé ne devait pas être bien loin et ne tarderait pas à se manifester. Tapie dans le brouillard, la forêt, elle, continuait à suinter, comme une plaie purulente.

Ernesto s’était d’abord contenté de suivre son frère. Mais ce n’est qu’après que le cadavre de Lippo eut été retrouvé ligoté à un arbre, à moitié dévoré par les bêtes sauvages et la vermine qu’il apprit à connaître la Cause, celle-là même pour laquelle il avait déjà commencé à combattre. Et en effet, la liberté et la justice étaient bafouées dans ces contrées à un point qui légitimait le recours immédiat à l’action violente. Et surtout : Ernesto ne luttait pas pour défendre ses propres intérêts. Il luttait pour le bien d’autrui, au nom de tous les damnés de la terre.

Ernesto embrassa moins la Cause que celle-ci n’infusa lentement en lui. Un pacte secret fut conclu : en échange de ses certitudes et de son sang, la Cause offrait à celui qui avait perdu un frère l’espoir d’une nouvelle fraternité. Ernesto monta bientôt en grade et prit la tête de la guérilla. Il n’avait pas la moitié du charisme de Lippo mais avait hérité de l’aura acquise par son frère. Et peu à peu, Ernesto était devenu l’esclave de la Cause.

Lorsqu’il se frayait un chemin à la machette dans l’enchevêtrement de la forêt, c’est l’injustice et l’oppression qu’il pourfendait. Mais la machette connut bientôt de nouveaux usages. Mains coupées, torses lacérés, soldats de l’armée régulière mutilés. La capture et la séquestration d’otages entrèrent dans les mœurs, de même que le lynchage des villageois soupçonnés de trahison. La liberté et la justice ne progressaient guère mais tout était désormais permis, au nom même de ces valeurs.

Une nappe de brume plus épaisse que les autres entra en collision avec les volutes de fumée qui s’élevaient au-dessus du feu. Sans autre bruit que le murmure d’un souvenir. Lippo n’économisait pas ses efforts pour mobiliser la résistance dans les villages :

— La révolution ne se remet pas au lendemain. La révolution, c’est aujourd’hui ! La révolution, c’est maintenant !

Les villageois applaudissaient à tout rompre. Ce n’est pas tous les jours qu’un inconnu leur faisait l’honneur d’une visite. Mais leurs yeux reflétaient une certaine incompréhension, comme si aujourd’hui et demain étaient pour eux des mots dénués de sens. Ces villageois placides qui avaient une soif éperdue de justice se montraient en même temps méfiants envers tout projet de renversement de l’ordre établi par la violence. À certains égards, l’oppression dont ils étaient victimes leur paraissait naturelle et immuable. Quel était donc ce prophète qui débarquait au sein de leur communauté pour les exhorter au soulèvement et à la lutte armée contre la tyrannie des puissants et des nantis ?

Ernesto chassa d’une pichenette une sangsue qui avait grimpé sur son mollet. La nature avait déjà commencé à prélever son dû. La douleur se faisait de plus en plus lancinante. Son pied droit n’était plus qu’un amas de chair sanguinolente. Deux de ses orteils au moins étaient menacés de gangrène. Aucun membre du campement n’était assurément capable de pratiquer une amputation dans les règles de l’art. Les gens d’ici avaient l’habitude de se débrouiller par leurs propres moyens en se fiant à des savoirs ancestraux. Peut-être se trouverait-il cependant une bonne volonté pour lui venir en aide et lui épargner une mort certaine. Lippo, lui, était tombé au combat, ou en tout cas au service de la Cause. Ernesto ne se voyait pas succomber des suites d’une plaie bénigne qui avait eu le malheur de s’infecter. Il était bien trop affaibli pour appeler à son secours. Ses derniers espoirs résidaient dans l’arrivée imminente et providentielle de celui qui avait allumé le feu. Car on n’allumait pas de feux sans raison dans l’enceinte du campement.

Ernesto se sentit gagné par la fièvre. Son esprit embrouillé par la douleur commençait à divaguer. Certaines revendications du corps, se dit-il par exemple, exigent une réponse immédiate. Impossible d’ajourner la peur qui vous saisit ou la faim qui soudain vous tiraille l’estomac.

Ernesto avisa les baies d’açaï au sommet d’un palmier voisin. Hors de portée. Ces fruits lui paraissaient aussi inaccessibles que ses idéaux de liberté et de justice.

— La politique, fit-il dans son délire, est l’art de gesticuler et de procrastiner à l’infini, l’art de ne céder que sous la menace expresse d’un couteau sous la gorge…

Ernesto ressentit à ce moment précis une piqûre atroce à la base de son cou. Il porta la main à sa nuque et rencontra un dard semblable à ceux qu’utilisent les indigènes dans leur sarbacane pour terrasser le gibier. Ernesto comprit que le feu faisait partie d’un stratagème. Il gémit de lassitude et de résignation. La traque n’avait que trop duré.

Dans un dernier éclair de conscience et alors que ses yeux commençaient à se révulser, Ernesto reconnut le colonel Accabo. Ce haut gradé de l’armée régulière l’avait pourchassé toute sa vie durant. Il l’avait même torturé et laissé pour mort. En représailles, Ernesto avait fomenté un attentat qui, faute de supprimer le colonel, lui avait coûté un œil ainsi qu’une partie de sa main. Chacun en faisait une affaire personnelle au point que l’un et l’autre se considéraient comme des frères ennemis.

— Voyez un peu qui s’est pris dans nos filets ! Le Che ! Le Che en personne ! claironna celui qui était d’ordinaire peu porté à la plaisanterie.

Ernesto chassa aussitôt de son esprit le beau visage du guérillero cubain, ce martyr christique adulé du peuple des opprimés. Libertad o muerte ? Le choix ne lui paraissait plus aussi simple que jadis. La mort n’était pas en soi un sort très enviable mais rien n’était plus désirable que l’insensibilité et l’anesthésie qu’elle procurait. De la mort seule viendrait donc l’ultime libération.

Ernesto ne dut son salut qu’à son arrestation. Lorsqu’il se réveilla dans un lit d’infirmerie à la prison de la Miséricorde, célèbre pour ses pendaisons arbitraires de pauvres miséreux, il vit qu’on l’avait amputé de deux orteils et que sa fièvre avait disparu. Il apprit peu de temps après que tous les habitants du campement avaient été exécutés. Parce que l’exemple avait des vertus dissuasives, la forêt portait désormais une impressionnante balafre. L’alignement des tombes creusées et rebouchées à la hâte par des engins mécaniques était connu de la population sous le nom de « cote 2000 ». Le colonel Accabo fut le premier à se rendre au chevet d’Ernesto. D’humeur résolument joviale, il lui fit en entrant un salut militaire d’une main à laquelle il manquait deux phalanges :

— Deux partout, lança Ernesto, plus que jamais partisan de l’égalité des conditions.

— Et balle au centre… pénitencier ! répliqua celui qui insistait toujours pour avoir le dernier mot.

Dès qu’il fut rétabli, Ernesto fut jugé par un tribunal d’exception. Le procès fut expéditif, le verdict, sans appel : la mort ! Pendant des mois, le colonel débarquait à l’improviste dans la cellule du condamné, à toute heure du jour et de la nuit pour l’informer de son exécution imminente. Et à l’ultime minute, la pendaison était reportée sine die. Accabo qui avait manifestement à cœur de faire de la folie le hors-d’œuvre de sa mise à mort lui rendit une dernière visite, point d’orgue de leur longue lutte fratricide :

— Le problème, voyez-vous, mon cher Erahzad, est que vous ne connaîtrez jamais la fin de l’histoire. La révolution commence par un rêve qui se dissipe bien vite ou qui se perd dans les brumes… Il m’est d’avis que vous, les révolutionnaires, manquez singulièrement de hauteur de vue. Vous passez votre vie à ramper au ras du sol et vos perspectives en sont inévitablement faussées…

Un matin pourtant, Ernesto fut tiré de sa cellule. On le menotta, on lui banda les yeux, on le fit monter dans un véhicule qui démarra en trombe. On l’en fit descendre au bout d’une demi-heure. Il entendait autour de lui un vrombissement assourdissant de moteurs. On l’escorta à l’intérieur d’un appareil qui décolla aussitôt et prit rapidement de l’altitude. Comme on lui retirait son bandeau, la porte de l’aéronef s’ouvrit violemment. Ernesto ne sut s’il fut poussé ou aspiré par le vide. Au-dessous de lui, la forêt ressemblait à un poumon cancéreux que se disputaient, comme des charognards, les forces gouvernementales, les milices paramilitaires à la solde des grands propriétaires, les exploitants miniers et forestiers, les orpailleurs illégaux et les trafiquants en tous genres. Dans sa chute, Ernesto eut à peine le temps de s’interroger : était-ce donc cela, le point de vue de Dieu ?

Il reconnut soudain la balafre dont ses geôliers lui avaient parlé. La cote des 2000 approchait dangereusement, vertigineusement. C’est là que se situerait le point d’impact. Quelques secondes encore et la révolution devrait être remise à plus tard.

 

Auteur : Philippe Cantié

3 réflexions sur “Remettre à plus tard / Par Philippe Cantié”

  1. Baltzer Sandrine

    Bonjour,
    Bravo à cet auteur pour sa nouvelle remarquable.
    Je suis assidûment les publications et j’ai déjà fortement apprécié ses précédents textes!
    Merci à vous

  2. Bartleby-2.0

    Au-delà de la fin lamentable d’un révolutionnaire professionnel, c’est l’idée même de révolution que ce texte questionne dans toutes ses dimensions : morale, humaine, éthique, sociale. Quand on prend le point de vue de Dieu, on découvre que ce n’est pas l’homme qui s’engage mais l’engagement qui prend l’homme. Alors, la révolution, sera éternellement remise à plus tard, à la fin du texte faute de mieux. Métaphore magistrale.

  3. Quelle profondeur ! Ce texte sous tendu par un contexte historique nous place devant nos propres choix qu’il faut prendre avant que le destin ne nous impose les siens.

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