Un verre de vin bleu / par ChanteGris

 

Avec lui les clients voient les fleurs autrement. Ils voyagent dans le temps, dans les champs et dans le domaine des possibles. Il n’est pas le premier à faire des tisanes avec des fleurs, ni même des gâteaux, mais c’est le seul fleuriste qui nourrit sa clientèle de recettes à base de fleurs, et parle de la violette avec affection. Et du houx qui rend fou. Fou d’amour et tout et tout. Drôle de personnage, ce Jérôme ; il déplace ses nombreux pots chaque jour pour que ses plantes discutent, s’écoutent et se découvrent sous toutes les coutures et boutures. Elles se redressent et boivent un pot en fin de journée, « tchin » à la santé de leur hôte. Quelques-unes un peu saoules pataugent des racines imbibées. La nuit tarira ces débordements.

Jérôme adore le bleu, il aurait aimé avoir les yeux bleus c’est raté. Il tisse des liens privilégiés avec sa clientèle. Et fait du sur-mesure. Ah, voilà Germaine. Devant elle il caresse son magnolia et son houx qui jamais ne le pique. Il insiste sur la douceur à respecter, ce bonheur à distribuer. Oui, les fleurs sont nos meilleures amies. La Germaine, prête à se pâmer, veut en savoir davantage.

— Ce mûrier, ses feuilles ne sont pas poison, peut-on en faire des potions ?

— Oui, trois feuilles en décoction dans une tasse, vous n’aurez plus de migraine.

— Oh, c’est le mal d’amour les céphalées, Jérôme ! Avec certaines personnes je l’aurai toujours. (dit-elle avec un regard de chienne battue). Heureusement son chien la réclame dehors.

Deux clientes ont succombé à la tentation.

— Cette tisane, oh cette tisane de mélisse nous a détendues. Au réveil nous étions à la fois légères et toniques. Nous souhaiterions un paquet d’avance si cela est possible.

Évidemment c’est non. Jérôme prend soin de ses plantes, il ne veut pas les exténuer, et fournit au cas par cas les besoins. Il ne tient pas une épicerie, mais un jardin magique. Les fleurs et les feuilles gèrent elles-mêmes la consommation, cela évite leur extinction.

 

La boutique « À l’heur de plaire » est très haute de plafond, les plantes grimpent vers le ciel et se gorgent de photosynthèse. Gonflées d’énergie elles remercient le ciel. « À l’heur de plaire » on prend ses aises et cela crée des jalousies. Certains maris s’irritent et doutent de la fidélité de leur épouse. C’est le cas de Robert, mais il devrait surveiller sa Germaine qui ne songe qu’à le tromper. De temps en temps un homme entre furtivement dans la boutique et se jette sur un bouquet de roses, son remède pour éviter les épines dans le couple. A chacun a sa recette.

Ce soir comme chaque samedi soir, Jérôme ferme sa boutique une heure plus tard et s’offre un verre de vin spécial. Du vin bleu, qui tient sa belle couleur de ses fleurs, lilas, glycine et bleuet fermentés dans de l’alcool à fruits. Dans l’arrière-boutique il sirote son verre de vin bleu, alcool joyeux ! Son verre unique qu’il déguste en prenant tout son temps. Il est célibataire, 25 ans et trinque à ses amours à venir.

Ce matin il doit remettre un peu d’ordre dans son magasin. Deux plantes ne s’entendent pas. Le magnolia fait de l’ombre à la glycine. Il l’étouffe, ses feuilles recroquevillées commencent à faner, elle déclare la jaunisse. Le fleuriste assagit le conflit. Les plantes sont proches des humains, et s’emballent vite comme eux, quitte à se faire du mal. La colère fane leur teint, stresse leur sève. Jérôme est attentif aux humeurs de sa boutique.

Aujourd’hui ciel bleu, ciel heureux ; le bleu est amoureux c’est un chanceux. Les violettes groupées et soudées ne diront pas le contraire. Les bleuets timides rougissent d’orgueil bien placé. À l’unanimité le bleu est voté, sa couleur préférée.

Jérôme attise la gourmandise de ses clients avec ses cupcakes aux plantes. La poésie des fleurs trouble leur cœur et régale leur palais. Oh, les gourmandes, elles ont vite fini le plat. Elles exagèrent ces goulues bien dodues, mais Jérôme vit seul, cela lui fait plaisir de donner du bonheur à quelqu’un. Une seule emballe son cœur, elle n’est pas dans la boutique ; Isabelle. L’unique. Son Isabelle. 18 ans belle, innocente, il veut tout lui apprendre. Sans brusquerie, en douceur. Il ne lui a rien dit mais devant elle il s’épanouit. Ce soir il est heureux et s’offre un verre de vin bleu bonheur en pensant à elle. Bleu ferveur pour la vie, à la deuxième et dernière gorgée. Jérôme n’est pas un grand buveur.

 

Le lendemain, comme prévu un photographe se présente pour prendre des clichés de la boutique du fleuriste, à diffuser dans le journal local. Le village est un peu retiré, Jérôme est content de cette visite qui peut lui faire de la publicité. Très professionnel, le photographe suggère des poses et ils feront le tri. Jérôme, de taille moyenne et très légèrement voûté se positionne parmi ses pots. Les plantes se redressent et beaucoup tremblotent de la feuille. La superbe agapanthe se met au premier plan. Le photographe demande à Isabelle jeune, élancée, de se positionner à côté de Jérôme, un peu en retrait un bouquet de roses bleues à la main. Sa taille fine, son regard vif et les boucles de ses cheveux blonds caressant ses épaules, ces atouts de la femme attirent le regard dit-il sur un ton professionnel.

Les rideaux des fenêtres alentour tremblent. Des ombres s’agitent tels des fantômes. Certaines fenêtres s’entrebâillent aux grandes oreilles. Branle-bas de combat dans la rue. Que se passe-t-il chez le fleuriste ?

Le photographe propose plusieurs poses, elles sont toutes réussies, ils sont vraiment photogéniques. Pour finir, il suggère un cliché avec des roses blanches, en prenant une pose « presque aguicheuse ». Il s’agit d’un commerce, il faut attirer l’œil des futurs clients. Jérôme est gêné, Isabelle accepte de son plein gré.

Les rideaux des fenêtres sursautent, beaucoup décrochent. On entend des grognements, on ne sait pas qui c’est. Cela déclenche un tsunami dans le village. On parle avec rage d’un vilain personnage qui cachait son jeu, et vient de se dévoiler. Un ouragan de critiques se soulève. Jérôme, ce fourbe, oserait toucher Isabelle, leur Miss Beauté ?

Plus de rideaux aux fenêtres, des têtes affolées décoiffées en train de crier leur inimitié. Isabelle s’est envolée, le photographe a terminé, il refuse le café de Jérôme trop pressé, et le sablé au lilas qui l’accompagne. « À l’heur de plaire » tremble de ses mille feuilles. C’était émouvant ce grand chambardement, il faut s’en remettre. Jérôme redresse sa spirée bleue un peu bousculée par ces clichés. Cette barbe bleue a son caractère, en colère elle pourrait casser l’harmonie de la boutique.

 

Le lendemain soir Isabelle passe chez le fleuriste en courant le journal à la main. Fière, elle arbore leur photo en page de garde ; ils rient en chœur et même se font la bise. Elle se sauve et lui dit « je reviens ». Il attend son cœur fait des sauts dans sa cage, il veut sortir et tout dire, la timidité de Jérôme, sa délicatesse, son grand amour pour toujours. Jérôme l’étouffe dans sa poitrine, ce n’est jamais le bon moment, il prendra son temps. La voici de retour sa reine Isabelle. Sa belle qui vient chercher son bouquet du mardi. Son espoir grandit de mardi en mardi, il sait que la patience paie toujours. La preuve, elle est ici !

Abasourdi, il s’écroule. Il ne voyait pas les choses ainsi. Isabelle, pressée, lui présente son fiancé. Elancé, de grands yeux bleus, le sourire forcé. La main ferme tendue, il chausse au moins du 45. Sa mort !

II entend le tocsin, et perd la boule. Il se sent faiblir, les étoiles dans ses yeux sont retournées aux cieux. Son cœur serré s’est étouffé. Sa vie est finie. Sa mort lente commence aujourd’hui. Il blêmit, elle sourit, ils ne sont plus en phase. Son corps clignote cas d’urgence, il ne sait pas gérer. Jérôme souffre. Pas un mot, à peine un souffle. Le couple tout nouveau le quitte main dans la main. Un au revoir sec, il se met à pleurer, ses larmes de lâche inondent son visage fripé. Un homme, ça peut pleurer il le découvre aujourd’hui. Il pleure doucement comme une caresse qui laverait son cœur et se laisse aller.

 

Le lendemain matin, Jérôme a le moral en berne. Le rideau de la boutique cache ses pleurs. L’après-midi il se force à reprendre vie. Ses clientes ont téléphoné, sans réponse elles se sont inquiétées. Plantées là elles vont enfin savoir. Ses gestes mécaniques, ses phrases avares, ses sourires effacés, plutôt des grimaces. Une limace dans son grand pot aux roses. C’en est trop, ou pas assez, elles se sauvent. Et jacassent devant la boutique. Les fleurs se recueillent et se referment avec élégance, elles se courbent dans une belle révérence.

Jérôme ne mange plus, ne parle plus, il ignore sa clientèle fidèle, étonnée. Oh, combien il a changé ! Y’a plus de cupcakes, plus de sourire. Y’a plus de Jérôme, où est-il passé ? Aucune tisane pour détendre l’atmosphère.

Au sous-sol de sa boutique, les pépés du village, qui aiment trinquer sont venus lui remonter le moral. Ils savent où se trouvent les bouteilles de vin bleu, vin sacré comme l’amitié. Ils lèvent leur verre à ses futures amours. L’amour c’est comme les fleurs, très fragile et futile. Mais on ne peut s’en passer. Ils sont tous amoureux, du passé !

Les femmes on veut les protéger, elles finissent toutes par s’envoler. Elles ont toujours des reproches à nous faire. Tu rigoles trop, tu manges trop, tu ne travailles pas assez. Et tu bois comme un trou. Et quand on est à jeun, elles nous trouvent chagrins. Ce sont elles qui ternissent nos couleurs. Nous on veut leur bonheur, et la vie faut l’égayer aussi.

Allez, on parle on parle et on se déshydrate. Un aut’ p’tit verre de vin bleu, ton vin est délicieux, Jérôme, tu peux être fier de ta cuvée.

Jérôme, saoulé de leurs paroles futiles inutiles fixe son verre, il est troublé.

Le verre de vin bleu. Qui est bleu ? Le verre ou le vin ? Dans sa tête la question tourne en boucle et l’étourdit. Il réfléchit, puis il fléchit. Et attrape son verre qui danse, se balance au-dessus de la table. La vie est belle, le bleu porte bonheur. Ses yeux se troublent. Un coup de vin bleu, caresse du palais. Il boit le nectar de ses fleurs.

 

Dans son verre il y a le bleu des jours heureux. Ces jours à venir, mais quand, il est trop saoul pour compter. Le verre qu’il vient de vider cul sec est toujours bleu, c’est un leurre. Lui qui rêvait d’un monde bleu, il est exaucé au moment où il perd la foi. Il se lève et trébuche. Il la voit en trois ! Qu’elle est belle, il a froid. L’alcool réchauffe le cœur et gèle le corps. Il veut la voir encore. Mais… On dirait qu’elle est saoule, il est très mal à l’aise. Une femme ne doit absolument pas boire, c’est trop laid. Et voilà son malaise, tout tourbillonne. Il va se noyer, il a tellement froid. Il sent des vapeurs autour de son cœur, il est en sueur il meurt ? Et sa boutique il faut la sauver.

 

À l’heure de déplaire, il doit se ressaisir, sinon il va mourir. Le muguet n’a pas attendu le 1er Mai pour lui passer ce message. Jérôme va trouver l’âme sœur, mais surtout pas dans l’alcool. Le muguet bienfaiteur agite ses clochettes qui tintent au-dessus du verre de vin bleu. Vide. Demain toutes les plantes du fleuriste feront la grève, et refuseront de rentrer dans les bouteilles d’alcool à fruits. In vino no veritas. La boutique a l’heur de recouvrer son éthique. Les fées clochette en tête annoncent cette mémorable fête.

 

ChanteGris

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