Un verre de vin bleu / par Françoise Glévarec-Yvert

 

— C’est quoi un verre de vin bleu ?

La question avait surpris Louise. Et que Pierre la pose était encore plus étonnant. Elle avait toujours considéré qu’il n’avait pas d’imagination. Ou, plutôt, que le sens de la fantaisie ou de l’absurde lui manquait. De l’imagination, en fait, il en avait pour échafauder des futurs remplis d’angoisses ou des présents apocalyptiques. Il était comme cela. Mais elle l’aimait ainsi car il possédait des qualités qui compensaient ces apparents défauts. Apparents puisqu’ils n’étaient que l’envers de sa sensibilité et de son intelligence : Pierre savait écouter, il ne jugeait les autres avec dureté que très rarement et il pouvait résoudre en un tour de main le niveau le plus difficile de l’épreuve de « la tour de Hanoï » !

— Tu m’as entendu ? C’est quoi un verre de vin bleu ?

Louise revint dans le présent après un détour intérieur sans grand rapport avec ce qui se passait.

— Comment cela un verre de vin bleu ?

— Un verre de vin bleu, simplement. Un verre de vin bleu.

Le ton était devenu insistant, ce qui signifiait qu’il attendait une réponse et qu’il ne lâcherait pas Louise avant qu’elle ait aligné quelques idées à propos de ce verre de vin bleu.

— Réfléchis, je te laisse tranquille, annonça-t-il. Je reviens dans une demi-heure.

Pierre allait quitter la pièce quand il se retourna :

— Si tu pouvais écrire les choses, cela m’arrangerait.

Il aimait employer cette expression « les choses » quand il ne voulait pas s’engager.

Louise se refusa à laisser sa pensée buter sur le pourquoi d’une demande qui lui paraissait inutile et finit par s’installer sur le canapé. Elle prit un bloc de papier qu’elle cala sur une revue rigide pour faciliter l’écriture et partit à la recherche de ce vin bleu. L’esprit rationnel toujours en alerte, elle pensa d’abord à ce vin bleu qui avait été produit quelques années auparavant en Espagne. L’affaire avait fait long feu car on avait découvert que la couleur insolite du vin provenait d’un colorant et non d’un travail de vigneron. La question de Pierre ne pouvait pas se résumer à quelque chose d’aussi académique.

Un soleil de mi-été passait à travers le store qui avait été baissé aux trois quarts. Louise, le crayon en suspens, se laissa prendre par cette lumière ocre, immobile et triste. Cela ressemblait à l’Espagne, quelque part sur la terre andalouse, il y avait longtemps. Cordoue, peut-être, le long du Guadalquivir. Un serveur de restaurant, pendant sa pause sans doute, buvait à la régalade devant le fleuve qui s’étirait, sans mouvement, à peine miroitant sous le soleil si dense de l’après-midi que tout en paraissait fané. Le vin bleu de Pierre coulait-il, lui ? Ou resterait-il à stagner si l’on renversait le verre comme un sang trop épais ? Le regard de Louise se posa sur sa main droite, celle qui tenait le crayon, une veine saillait signant les années qui étaient passées. Elle la regarda attentivement et ne put s’empêcher de voir là quelque chose qui, comme une minuscule rivière souterraine, transportait un liquide bleu foncé, immobile comme le Guadalquivir. Du sang bleu ! C’était peut-être cela le vin bleu de Pierre. Ce sang bleu devenu une métaphore pour désigner le rang d’une certaine noblesse. L’expression venait d’Espagne et trouvait son origine dans le seul fait que ceux que l’on acceptait alors d’appeler les Grands, à l’abri du soleil et des travaux exténuants réservés à la plèbe, gardaient une peau fine et claire qui laissait voir les veines et le sang qui y circulait. L’Espagne, encore, se dit Louise mi-amusée, mi-nostalgique. Un verre de vin bleu avait dit Pierre ; pas un verre de sang ! Et de toute façon, le sang au contact de l’air devient de ce rouge que l’on connaît si bien. Il fallait abandonner cela. Louise laissa aller sa pensée comme on laisserait aller sa barque au fil de l’eau. Le vin, le sang… L’image de Barbe Bleue lui vint à l’esprit. Elle l’aurait bien vu boire un verre de sang. Non, cela c’était Dracula. Toutefois, l’idée d’un Barbe Bleue attablé avec un verre de vin bleu à la main lui plaisait assez et un tableau aurait parfaitement rendu la situation. « Un verre de vin bleu », c’était peut-être un tableau ou le titre d’un tableau ? La femme reprit son crayon et nota ce qu’elle venait d’imaginer. Assez vite, Louise commença à trouver la demande de Pierre pesante, lourde, fastidieuse. Elle en avait suffisamment écrit se dit-elle et continua de laisser sa pensée aller où et comme elle voulait. Mais elle resta accrochée au fil que lui avait tendu Pierre : le vin bleu, le sang bleu… la planète bleue, le train bleu qui vous emmenait autrefois vers la grande bleue, la Méditerranée. Toujours elle. Et, plus loin, l’Espagne, celle d’il y avait longtemps…

— Tu dors ?

Une sorte de lointain fracas venait de sortir Louise d’un demi-sommeil. Elle regarda fixement la fenêtre qui faisait face au canapé sur lequel elle s’était installée et se rendit compte que ce qu’elle avait pris dans sa torpeur pour le cadencement d’un train (bleu sans doute) n’était que le grondement du métro aérien qui passait non loin de l’appartement.

— Tu dors ? répéta Pierre.

— Non.

Elle avait pris pour répondre le ton sec, commun à ceux qui, pour une raison mystérieuse, sont les seuls à se croire en faute. Et Louise n’aurait jamais admis dormir dans la journée comme s’il s’était agi d’une occupation indécente. Et s’y adonner amenait un sentiment de culpabilité inévitable.

— Alors ? reprit Pierre qui se garda bien d’insister sur la prétendue pleine conscience de Louise. Celle-ci se saisit du feuillet qu’elle venait de griffonner recto verso et qui résumait les idées qu’elle avait laborieusement, à son avis, couchées sur le papier et le tendit à Pierre qui commença à lire avec difficulté l’écriture de Louise qui était très souvent indéchiffrable tant sa main courait après ses idées qui défilaient trop vite. Elle ne pouvait les rattraper (et encore) qu’au prix d’une abstraction graphique qui aurait pu aller jusqu’au simple trait. Elle-même ne s’y retrouvait pas au bout de quelques jours voire de quelques heures.

— Alors ? rétorqua Louise, c’était quoi ce verre de vin bleu ?

— Rien. Rien du tout !

— Comment cela ?

— Juste le hasard, précisa Pierre. J’aurais pu te demander ce qu’étaient une ceinture qui vole, un panier sans crabes ou une pomme de terre qui clignote !

Louise posa à côté d’elle le crayon qu’elle tenait encore à la main et croisa les bras.

— Peux-tu m’expliquer ? demanda-t-elle sur un ton où pointait un début d’exaspération mêlé de déception.

— Bien sûr. Tu n’écris plus depuis des mois. Il fallait que tu réécrives. C’était juste cela.

Juste cela, pensa Louise qui venait en effet, grâce à cette question en apparence incongrue, futile et énervante d’entrouvrir un volet lointain qui ramenait une lumière magnétique et féconde comme celle de l’Espagne, il y avait longtemps.

 

Françoise Glévarec-Yvert

1 réflexion sur “Un verre de vin bleu / par Françoise Glévarec-Yvert”

  1. Sylvie BAPTISTE

    Très bien écrit et très agréable à lire. Un peu onirique, une invitation au voyage vers le Guadalquivir. Bravo !

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