Un verre de vin bleu / par Marie-Christine Pâris

 

Caroline essayait de se concentrer sur sa dissertation, mais les mots tournaient dans sa tête sans pouvoir s’ordonner. Elle entendait le bruit des casseroles que sa mère entrechoquait dans la cuisine et le ronronnement de la télé que son père regardait comme tous les soirs.

— À table ! cria sa mère et ils se retrouvèrent tous les trois assis dans la salle à manger. Son père bougonnait :

— Non, mais vraiment. Ils savent plus quoi inventer aujourd’hui. Vous savez pas ce que j’ai vu aux infos ?

— Non, quoi ?

— Un vin bleu ! Il y a des gars qui ont inventé un vin bleu.

— Comment ça, Robert ? Vraiment bleu ?

— Mais oui ! T’écoutes pas ce que je dis ? Bleu. Pourquoi pas vert ou rayé comme un zèbre ?

— Et ça a quel goût ?

— Mais on s’en fout ! Tu crois tout de même pas que je vais boire un truc pareil ? Heureusement qu’il nous reste le bon vieux rouge. Allez, passe-moi la bouteille.

Caroline plongea le nez vers son assiette de soupe, encore un liquide insipide que sa mère avait préparé avec les vieux légumes un peu pourris pour éviter de les jeter. C’était comme ça tous les soirs : son père buvait trop, sa mère allait lui faire des reproches, ils finiraient par s’engueuler. Quelle vie, vraiment ! Quand réussirait-elle à s’échapper de sa prison ?

 

Le lendemain matin, Héloïse avançait nonchalamment sur le chemin du lycée quand elle aperçut sa copine et pressa le pas pour la rejoindre :

— Salut, Caroline. Ça va ? T’as fini la dissert’ sur Marivaux ?

— Mouais. Pas trop inspirée.

— Arrête ! Tu dis ça mais tu vas encore avoir une super note, comme d’habitude. Et, au fait, t’as prévu quoi pour les vacances de printemps ?

Le regard de Caroline s’assombrit tandis qu’elle poussait un énorme soupir :

— Rien. Mes vieux voulaient encore m’envoyer chez mes grands-parents en Normandie ; je leur ai dit que j’avais passé l’âge d’aller traire les vaches. Alors mon père s’est fâché, j’ai crié aussi, tu vois le cirque. Résultat : punie. Je vais rester ici.

— Justement… Voilà. Ma tante m’a invitée à passer les deux semaines chez elle. On se voit souvent, mais toujours dans des grosses réunions de famille. Là, elle pense qu’à seize ans je peux venir toute seule et que ça nous donnera l’occasion de mieux nous connaître.

— Super pour toi ! Mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

— Attends ! Elle a dit que je pouvais venir avec une amie, pour pas me sentir trop seule. Alors, comme tu es ma meilleure amie, enfin, je crois, j’ai pensé que…

Caroline releva la tête d’un air de défi :

— Et elle habite où, ta tante ?

— C’est ça qui est génial : à Grimaud, sur la Côte d’Azur. Tu te rends compte ?

Les épaules de Caroline s’affaissèrent de nouveau :

— Trop bien, t’as raison. Mais ils voudront jamais me laisser partir.

Comme elles étaient arrivées juste à l’heure devant la grille du lycée, la mine sévère de Madame Blanchard, la CPE, mit un brusque terme à leur conversation.

 

 

Trois semaines plus tard…

— Allez, Caroline, tu viens faire une balade avec nous ? Il fait beau. Tu vas pas encore passer tout l’après-midi à lire !

L’adolescente fit un geste de la main, comme pour chasser son amie :

— Non, je finis ça ; c’est trop passionnant.

Héloïse haussa les épaules et se détourna, suivie de ses deux jeunes cousines.

Caroline avait vu Le Bossu de Notre-Dame quand elle était petite, mais elle n’aurait jamais deviné le choc que lui causerait la lecture de Notre-Dame de Paris. Comme beaucoup d’autres avant elle, elle était enivrée par la prose lyrique de Victor Hugo, qui l’emportait bien au-delà du monde féérique des romans jeunesse. Elle se désolait déjà de voir que le nombre de pages qui lui restaient à lire s’amenuisait à toute allure, mais elle ne pouvait s’arracher à sa lecture.

À la fin du chapitre, elle referma cependant le livre pour reprendre son souffle et leva des yeux incrédules ; elle se croyait encore dans la Cour des Miracles, bien plus réelle que le magnifique paysage alentour : la vaste maison provençale, la piscine, les voiles blanches au loin sur la Méditerranée. Quand elle s’était retrouvée assise auprès d’Héloïse dans le TGV, elle avait cru vivre un conte de fées. Comment ses parents avaient-ils cédé et consenti à son départ ? Peut-être son excellent bulletin scolaire du second trimestre y était-il pour quelque chose ? Peut-être aussi le coup de téléphone insistant de la mère de son amie ? Dès le quai de la gare de Saint-Raphaël, elle avait ressenti la douceur de l’air, le parfum des fleurs, les odeurs de la mer : c’était une autre planète ! Françoise Lorrain l’avait accueillie avec gentillesse et ses deux filles, de onze et treize ans, ne s’étaient pas fait prier pour se jeter à son cou comme à celui de leur cousine. Mais il n’avait pas fallu longtemps à Caroline pour ressentir un malaise : ce n’était pas son monde, elle n’en avait pas les codes et elle restait sans cesse sur ses gardes pour éviter les gaffes ; la futilité des gamines l’exaspérait, et même Héloïse semblait changée. Son salut était venu de l’immense bibliothèque qui occupait trois murs entiers du séjour. Cette abondance l’avait grisée, au point qu’on lui avait proposé d’y piocher à sa guise. Un matin, Françoise s’était penchée vers elle en souriant :

— C’est fou ce que tu aimes lire, Caroline ! Tu me rappelles Thibault, mon fils aîné. Tout petit déjà, à huit, dix ans il restait des heures plongé dans un bouquin en oubliant même de venir déjeuner.

— Ah oui ? Et il n’est pas là ?

— Non, c’est dommage, soupira-t-elle. Il fait une prépa littéraire à Lyon ; même pendant les vacances, il n’arrête pas de travailler pour préparer ses concours, mais il vient d’appeler pour me dire qu’il descendra trois jours en fin de semaine. Tu pourras le rencontrer, je suis sûre que vous aurez beaucoup de sujets de conversation.

 

Le vendredi après-midi, toute la maisonnée semblait figée dans l’attente de l’arrivée de Thibault, que son père devait passer prendre à la gare. Quand le jeune homme poussa la porte, il fut accueilli par les hurlements de joie de ses petites sœurs qui se précipitèrent dans ses bras ; il se laissa cajoler un moment, alla embrasser sa mère puis se tourna négligemment vers Héloïse ; restée en retrait, Caroline ouvrait des yeux éblouis devant ce grand garçon blond, qui lui rappelait le Leonardo DiCaprio de Titanic, et se sentit rougir quand il la gratifia d’une bise distraite. Il répondait déjà à sa mère :

— Non, maman, je ne reste pas dîner. Tous mes potes m’attendent, on ne s’est pas vus depuis Noël. Tiens, tu les entends klaxonner ? J’y vais. Oui, c’est ça : demain, au déjeuner. Ciao !

La porte claqua derrière lui et l’excitation retomba. Caroline fit semblant de ne pas remarquer l’ambiance morose du dîner et se dépêcha de monter dans sa chambre retrouver Esmeralda et Quasimodo.

 

Il faisait déjà très chaud le lendemain quand elle installa son transat dans un coin ombragé, au bout de la pelouse. Plongée dans sa lecture, elle sursauta en entendant une voix étonnée résonner à son oreille :

— Mais c’est mon Notre-Dame de Paris !

La jeune fille leva la tête, une réplique indignée aux lèvres :

— J’ai rien volé ! Ta mère m’a dit que je pouvais prendre tous les livres que je voulais.

— OK. Te fâche pas ! Seulement, je suis surpris, j’avais pas revu ce bouquin depuis… Tiens, regarde !

Il lui prit des mains le livre de poche fatigué pour lui montrer la page de garde où était inscrit « Thibault Lorrain » d’une grosse écriture enfantine.

— C’est le premier livre un peu sérieux que j’aie lu. C’est marrant ! Et ça te plaît, Victor Hugo ? Il est plus trop à la mode.

Un peu radoucie, l’adolescente répondit et s’enhardit progressivement, encouragée par le regard attentif de son interlocuteur :

— Oui, beaucoup. Jusqu’à présent, j’avais lu des poèmes. Ça, c’est quand même autre chose. Au programme du bac français, on a Les Contemplations, des extraits. J’ai pas trop aimé les poèmes où il parle de sa fille morte ; il pleure, mais on sent qu’il est content de se regarder pleurer ; c’est bizarre. Ceux qui parlent de la misère, des mendiants, ça m’a plus touchée.

— Je comprends. Maintenant, il te reste à attaquer Les Misérables.

— Oh ! Tu crois ?

Ils échangèrent longtemps sur la littérature, leurs auteurs préférés, les difficiles études en classe d’hypokhâgne, au point de ne plus entendre les bruits de l’extérieur. Ce fut Caroline qui sursauta la première aux appels répétés du klaxon :

— Écoute ; je crois que tes amis t’attendent.

— Oui, je file. Mais je te revois demain avant de partir, on n’en a pas fini, tous les deux.

Il disparut au coin de l’allée et le jardin redevint silencieux, comme si rien ne s’était passé.

 

Thibault ne reparut pas de toute la matinée du dimanche. On disait qu’il était rentré très tard dans la nuit et qu’il se lèverait sans doute juste à temps pour partir à la gare. Caroline ne voulait pas s’avouer déçue, mais elle était trop agitée pour lire et proposa à Héloïse et ses cousines d’aller avec elles acheter le pain au village. En attendant l’heure du déjeuner, elle reprit sa place habituelle près de la piscine pour réfléchir ; elle s’en voulait d’avoir cru aux promesses de Thibault ; il s’était montré aimable cinq minutes, mais il l’avait déjà oubliée. Bon débarras, après tout ! Elle poussa un petit cri quand deux mains se posèrent sur ses yeux tandis que la voix du jeune homme murmurait :

— Surprise ! N’ouvre surtout pas les yeux. Je t’ai apporté un cadeau, mais attends que tout soit prêt.

Trop étonnée pour réagir, elle obéit. Au bout de quelques instants, elle sentit qu’il plaçait un verre dans sa main :

— Garde encore les yeux fermés. Nous allons trinquer à notre rencontre d’hier, et à toutes celles qui vont suivre.

Ils trinquèrent et elle trempa ses lèvres dans un liquide frais : c’était du vin, léger, parfumé, très doux à son palais.

— Tu aimes ? Alors, regarde ; tu vas pas le croire !

Elle ouvrit des yeux émerveillés : c’était un verre de vin bleu, bleu comme le ciel, bleu comme la Méditerranée, bleu comme les yeux de Thibault où elle lisait une immense tendresse. Le verre roula dans l’herbe quand il la prit dans ses bras pour l’embrasser.

 

Marie-Christine Pâris

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