Tout est confusion
Mais comment ai-je fait pour me retrouver dans cette cellule blanche, des carreaux blancs au sol et des carreaux blancs aux murs genre le Container Zéro de Jean Pierre Raynaud du centre Pompidou, dix mètres carrés, à peu près comme ici. Les joints sont couleur sale, et non noirs, c’est bête, pour un peu je m’installais dans une œuvre d’art ! Le plafond est blanc mais peint celui-là. Pas de fenêtre bien sûr. Un lit en fer, toilette et lavabo en inox, joli design, ma foi. La porte par laquelle je suis entrée possède une sorte de passe-plat, la seule ouverture vers l’extérieur, enfin vers la prison.
En fait j’ai la frousse, je fanfaronne, mais je suis terrorisée à l’idée de passer je ne sais combien de jours dans ce néant blanc. Il faut que je pense à des choses de couleur sinon je vais devenir amok dans cette cellule, toute seule, sans rien que moi avec moi. En plus c’est injuste car c’est Colette qui voulait qu’on gare le scooter sur ce trottoir, moi j’hésitais car je sais bien que c’est interdit de faire cela aux US. Colette qui descend du scoot et voilà la fliquette qui arrive. Amende pour scoot sur le trottoir et… multi amendes pour amendes non payées pendant ma première année de fac à Palm Beach, et pas un sou pour les régler, et maintenant cellule de « solitary confinement » car trop jeune et jolie pour être avec les autres détenues, dixit la « prison warden ». On m’a fait une fleur, paraît-il !
Deuxième jour de cellule
Je compte les repas, c’est mon repère. J’ai passé le premier jour prostrée, pétrifiée à l’idée que cela dure toujours, dans une sorte de transe, capable de rien et surtout pas de penser dans ce silence incessant. Pour amadouer l’angoisse qui vient me rendre visite je dessine sur les murs, enfin pour de faux, je passe juste mes doigts sur les carreaux parce que je n’ai rien pour dessiner. Trop dangereux… pour moi.
Ce matin j’ai fait une fresque d’une grotte au temps de la préhistoire avec des chevaux, des biches, de mammouths. Pour faire un mammouth, c’est simple, je représente un éléphant et je rajoute d’énormes défenses arrondies et quelques poils un peu partout. Je peins des poissons aussi. Un jour j’ai visité une grotte avec, sur une paroi, un très gros poisson genre carpe tracé à l’ocre rouge. Je me représente ces hommes et ces femmes faisant du feu avec leur silex, l’étincelle, puis la flamme et la chaleur. Cela m’a fait du bien d’imaginer des couleurs et de la chaleur.
Troisième jour de cellule
Et pas de nouvelles de mes parents ou de mon frère. Pas encore inquiétant.
Ce matin j’ai joué à la maîtresse d’école avec les tout-petits de quatre et cinq ans. Aujourd’hui c’est le C et le G majuscule. Pas facile pour eux de faire la différence. J’écris les lettres au tableau-mur blanc avec un feutre imaginaire de couleur verte pour le C et rouge pour le G.
Après le déjeuner, j’ai trouvé un trombone coincé derrière le lavabo, avec lequel je titille mon poignet, je gratte et j’égratigne jusqu’au premier sang. Enfin de la couleur, un beau rouge sang comme son nom l’indique. Le sang m’apaise, je le regarde comme un tableau abstrait. Les seules couleurs ici sont celles de la nourriture.
Quatrième jour de cellule
Pour le dîner hier soir ou avant-hier, un velouté d’asperges comme je l’ai nommé, un brouet couleur de mon uniforme, beige avec des filaments maronnasse. J’ai voulu faire comme si c’était bon, mais impossible car trop mauvais.
Le silence de ma famille commence à m’inquiéter.
Aujourd’hui je vais jouer à être serveuse dans un bar. J’ai toujours rêvée d’être serveuse et puis, respirer Paris, partir loin de cet enfermement, revivre quoi ! Aux clients je servirai des bières et des p’tits blancs. Mais au fait, pourquoi toujours du blanc ou du rouge ? Dans mon bar j’inventerai une nouvelle couleur de vin, et quand des clients hyper chics et branchés me demanderont de les surprendre, je leur tendrai un verre du vin bleu que j’aurais créé et je lancerai : « Ni blanc, ni rose, ni rouge, voici le vin bleu, voici ‘un verre de vin bleu’ » et ils seront extatiques.
Jamais je ne donnerai le secret de ce vin unique à toutes ces fashion victimes qui viendront à mon bar goûter ce vin bleu sublimement original. Pour obtenir le bleu, il me faudra partir du vin rouge, et le problème c’est que le bleu sera très foncé et autre problème, c’est le multisensoriel et donc si je sers un verre de vin bleu foncé, les clients auront l’impression de boire de l’encre. Mais non, quand on boit du vin jaune on ne pense pas boire du pipi. Non, j’ai toutes mes chances avec le bleu.
Cinquième jour de cellule
Quinze repas, en fait quatorze parce que le premier jour j’ai commencé par un déjeuner.
Cet après midi j’ai pensé au tableau de Degas L’Absinthe et j’ai peint deux personnages dégustant mon vin bleu dans des verres comme ceux du martini gin, c’est-à-dire triangulaires. L’homme et la femme étaient moches parce que je sais faire les éléphants, mais pour les humains je gribouille comme une enfant. J’ai fait une chevelure choucroute pour la dame, et comme cela on voit bien que c’est une femme qui est assise à côté de l’homme. Les triangles bleus des verres sont disproportionnément grands.
Sixième jour de cellule
Je ne vais pas bien aujourd’hui et cette histoire de vin bleu m’a miné le moral. C’est complètement con et j’en ai marre d’inventer des histoires de couleur, et pourtant j’en ai tellement besoin de ces fichues couleurs, c’est toute ma vie la couleur.
Journée de calvaire, de colère, de douleur et de désespoir. J’en ai assez d’être toute seule avec moi-même dans cette nasse. Je passe et repasse les images de Colette et moi sur le scoot. Le moment où elle descend, où je pousse le scoot sur le trottoir… et je la déteste tellement, c’est horrible.
Mais pourquoi personne ne fait rien pour moi ?
??? jour de cellule
J’ai mon trombone. J’adore le moment où il perce ma peau et où le sang perle. Grâce à lui je dessine sur mon corps des choses de couleur rouge, des sortes de graffiti. J’aime bien les graffiti et le rap et le hip-hop aussi.
??? jour de cellule
Je ne fais plus rien que percer et dessiner sur ma peau.
??? jour de cellule
C’est horrible, je ne me rappelle plus des couleurs de l’arc-en-ciel.
Tout est confusion.
Romaraine Vincent
Belle progression dans ce drame coloré
Version revue : Très belle progression de la tension dans ce polar en noir et blanc, splendidement colorisé par l’imagination de l’auteure.