Un verre de vin bleu / par Ulysse-92

 

Dans l’avion à moitié vide, je m’installai près d’un hublot et m’endormis en contemplant le Pacifique sous le soleil, les lagons coralliens entourés d’affleurements montagneux, cratères d’anciens volcans. Dans mon rêve, je visitai un monde étrange où un serviteur enturbanné d’orange me servait un verre de vin bleu, veillant à ce que je le finisse avant de me resservir. Réveillé par l’annonce de l’atterrissage proche, je compris que le vin était tiré et que j’allais devoir le boire jusqu’à la lie. Bizarrement, le type que je croisai à ma descente d’avion à Pohnpei, ne s’y était pas trompé. J’étais dans le groupe qui descendait vers l’aérogare, à peine un hangar entouré de barbelé, croisant le groupe des voyageurs montant vers la salle Départ, quand il m’accosta :

— C’est vous le statisticien de la Commission Asie-Pacifique ?

— Oui, mais comment le savez-vous, on se connaît d’où ?

— Vous avez cet air inquiet et le regard perdu de l’Onusien en mission, qui se demande à quelle sauce il va être mangé. Moi aussi je suis de la maison, ajouta-t-il, en s’éloignant, ironique, pointant le doigt vers le drapeau bleu ciel de l’ONU d’une affiche de propagande.

 

Je le connaissais bien ce drapeau avec, dessiné en blanc en son centre, un planisphère en projection azimutale. Une toile d’araignée, dans laquelle je m’étais laissé prendre, six mois plus tôt, attiré par le poste de conseiller régional à Bangkok. Avec cette semaine en Micronésie, j’en aurai terminé de ma première mission itinérante qui m’aura fait inspecter les services statistiques du Vanuatu, de Fidji et des îles Salomon. Après deux jours d’escale forcée à Guam, une île américaine de l’archipel des Mariannes, je m’étais envolé pour cette dernière destination de mon programme de plus de six semaines. La Micronésie, c’était des milliers d’îles éparpillées sur près de dix millions de kilomètres carrés, un État du Pacifique occidental, tout juste indépendant. Pohnpei était la capitale fédérale, terminus de la ligne, que cet avion ne desservait qu’une fois par semaine. Il ne s’agissait pas le rater, d’autant que j’avais lu que dans ce climat tropical humide, les cyclones menaçaient les terres les plus basses.

 

Dehors, un envoyé du gouvernement m’attendait avec un taxi : il me remit une convocation pour le lendemain et me fit conduire à l’hôtel où une chambre m’était réservée. Après un trajet d’une vingtaine de minutes sur une petite route de montagne, j’aboutis à une hôtellerie tenue par des bobos américains, ensemble de bungalows à la fois simples et cossus — sans clim mais avec water-bed et des claustras en bambou permettant une agréable circulation d’air marin. Je me dis que le lendemain, il me faudra trouver un hôtel plus conforme à mon budget réduit comme une peau de chagrin. En dînant, je me documentai sur Pohnpei, l’île capitale, qui comptait à peine 30 000 âmes. On pouvait en faire le tour à pied en une demi-journée.

 

Mais le bleu n’allait pas me lâcher à si bon compte, et cette fois-ci, c’était avec le blues que j’avais rendez-vous. J’en étais au café quand la patronne vint m’annoncer qu’on me demandait au téléphone depuis la France : c’était un appel à l’aide de Pénélope qui me confirmait que Télémaque s’enfonçait dans la dépression, ne dormant plus et réclamant son père. Elle était désespérée et envisageait de venir me rejoindre à Bangkok, toute affaire cessante. Je la rassurai du mieux que je pus et passai une nuit d’angoisse malgré le water-bed et les étoiles du Pacifique.

 

Le lendemain, la voiture présidentielle — une grosse Cadillac avec d’énormes parechocs — vint me chercher à l’hôtel pour me conduire au siège du Gouvernement. Je fus introduit dans un salon climatisé du rez-de-chaussée. Tous les rideaux étaient tirés et une poignée d’imposants messieurs, installés dans des fauteuils club et le cigare au bec, me regardaient d’un air débonnaire, se présentant comme le cabinet du ministre du Plan. Je m’attendais à ce qu’on m’offre un whisky on the rock, mais il était encore trop tôt. La discussion porta sur la collecte en cours des données démographique, qui pour un millier d’îles habitées tenait du travail d’Hercule. C’étaient surtout les femmes qui se démenaient le plus, allant à la pêche aux poissons et aux statistiques, d’un même saut de leur pirogue à moteur, d’atoll en atoll.

 

Après cette visite protocolaire, le chauffeur présidentiel me trouva un hôtel à ma convenance avant de me déposer au service des statistiques. Là, on m’apprit que je ne pourrais pas rencontrer la cheffe démographe, en tournée, mais qu’elle m’avait laissé ses dossiers en cours ainsi que la liste des difficultés à résoudre. J’appris aussi que le lundi était férié et qu’il allait me falloir occuper trois longs jours solitaires dans cet environnement inconnu. Je passai la soirée à visiter le centre-ville pour finalement aller dîner à China Town, notant sur mes carnets que les deux principaux points communs aux différents pays que j’avais visités étaient l’impéritie du système statistique et le dynamisme du quartier chinois.

 

Le samedi matin, je décidai de faire le tour de l’île dans le sens des aiguilles d’une montre. Cela me prit trois heures, sans courir. Un jardin à l’anglaise — plus de 750 espèces de plantes, disait le prospectus de l’hôtel — d’où l’on apercevait en contrebas les paysages sauvages de la mangrove qui bordait l’île sur la quasi-totalité de ses côtes. L’après-midi, je passai à l’office du tourisme qui me recommanda la visite en bateau de Nan Madol, la Venise du Pacifique. Une ville en ruines qui se trouvait à l’ouest de Pohnpei, l’ancienne capitale de la dynastie Saudeleur, au XIIe siècle. Je réservai le tour et le dimanche matin, après deux heures de tape-cul sur la houle bleu marine du Pacifique, je parvins à Nan Madol. J’étais le seul touriste, affrontant les esprits du lieu, vaguement protégé par mon guide, qui me récita son couplet historique. Le site archéologique s’étendait sur une vaste mangrove quadrillée de canaux sur laquelle avaient été assemblés des orgues basaltiques, fondations des temples disparus. Les blocs de basalte avaient été roulés sur des troncs de cocotiers puis acheminés sur des flotteurs en profitant des marées hautes. Le guide amarra son bateau et je m’engageai dans le dédale des ruelles, sautant de pierre en pierre. Mais le clapot s’engouffrant dans les canaux au trois quarts bouchés faisait au-dessous de mes pieds comme une respiration monstrueuse. Vivement, je rebroussai chemin. L’ensemble était grandiose et désolant comme le seront, peut-être, les ruines du siège de l’ONU à New York en l’an 3000, pour nos descendants au sang bleu de la série des « Vampires de Manhattan ».

 

Durant la traversée du retour, je méditai sur les efforts de ces souverainetés archaïques pour faire vivre leurs mythes, compromis entre le monde réel et les forces obscures, afin de maintenir leur domination sur les populations. J’avais toujours eu des doutes quant aux valeurs mythiques des Nations unies, mais j’avais constaté, lors de mes étapes précédentes, que les nouveaux États îliens en espéraient beaucoup pour la pérennité de leur existence : se voir mêler au concert des nations et participer à la marche de monde. Je commençais à me demander s’il n’y avait pas là, pour moi, une mission derrière la mission, un principe référent, comme l’était la « route de la soie » pour le patron du restau chinois où j’avais dîné la veille. À l’approche de Pohnpei, j’aperçus un cabanon situé à l’extrémité d’une péninsule s’avançant dans le lagon : la maison au toit rouge était entourée d’un jardinet où traînaient des jouets. Il émanait de ce lieu une sérénité particulière et je me promis d’aller le voir de près lors de ma promenade du lendemain. Cette nuit-là, je rêvai de la maison du môle, l’antithèse de ma vie depuis six mois : un foyer épanoui, à échelle humaine, des habitudes, des cris d’enfants, le bonheur simple.

 

Le dimanche matin, comme prévu, j’entamai le tour de l’île dans l’autre sens et m’arrêtai à la presqu’île. Là, ce fut la déception : le chemin qui menait à la petite maison était barré par un portail grillagé. Sur la droite, au fond, j’apercevais un atelier et des coques de bateaux. Je décidai de faire une pause, m’assis sur le bas-côté et mangeai un sandwich. Puis, je pris mon livre du moment, le ‘Jeu des perles de Verre’, un roman de formation d’Hermann Hesse. Joseph Valet, héros et Maître du Jeu, jusque-là protégé dans son monastère, choisissait de reprendre sa liberté et d’explorer le monde pour y trouver l’authenticité. Comme Joseph Valet, je réalisai que la vérité devait être vécue et non théorisée, quels que soient les risques encourus. Au bout d’un moment, je vis deux voitures qui se dirigeaient vers le portail. Le conducteur de la première en ouvrit le cadenas et les deux véhicules roulèrent vers l’atelier jouxtant la jolie petite maison. Tout en lisant, je compris que le propriétaire, un blond d’une trentaine d’années, était réparateur de bateaux et que la deuxième voiture était celle d’un plaisancier venu récupérer son bien. Tous les deux étaient américains.

 

Quelques minutes plus tard, le visiteur repartit, tractant son bateau et le blond ressortit de l’atelier, se dirigeant vers moi :

— Bonjour, bienvenue ! Vous êtes touriste ? Qu’êtes-vous donc en train de lire ? demanda-t-il d’un air affable.

Je lui montrai la couverture et ce fut comme un « Sésame ouvre-toi » !

— Ah, Hermann Hesse, j’apprécie beaucoup cet auteur. L’un des rares romanciers européens à avoir une vision bouddhiste du monde. Je m’appelle Melvin. Venez donc boire un thé à la maison.

J’étais dans la place, les esprits m’avaient entendu et me firent passer la meilleure soirée dont je pouvais rêver. Je parlais à Melvin de ma mission et de ma vie de famille déchirée et lui me raconta sa vie à Pohnpei. Puis il m’amena prendre une bière tout en haut du Dolohmwar, un volcan culminant à 800 m. Il m’annonça que son épouse et son fils de six ans étaient allés pêcher avec un groupe de femmes et qu’on attendrait leur retour en préparant le feu pour faire cuire les poissons et des taros dans la braise.

Après cet épisode, mes états d’âme sur la Micronésie, le Pacifique et même l’ONU évoluèrent de façon positive. J’en fis profiter ma famille, qui vint me rejoindre quelques mois plus tard à Bangkok. Dès son arrivée en Thaïlande, j’offris le roman d’Hermann Hesse à Télémaque. Peut-être qu’un jour prochain, il pensera comme Joseph Valet, que pour connaître le monde, il faut savoir s’affranchir de l’ordre familial et de ses petits jeux rassurants pour affronter l’Extérieur et ses éléments bouleversants, ne plus tôt voir la vie en rose mais en bleu, couleur de la méditation.

 

Ulysse-92

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