Ce mois-ci, Martine a lu « Une joie féroce », roman de Sorj Chalandon publié en 2019 aux Éditions Grasset.
« Récit captivant. Style enlevé. Art époustouflant du dialogue. Ce roman démarre tambour battant. Il est difficile de le lâcher.
Pour moi, il y a deux récits complètement imbriqués mais d’un registre totalement différent :
1- le récit jubilatoire, mais peu crédible, du braquage de la bijouterie place Vendôme. Il justifie le titre du roman Une joie féroce ! Certes, une joie féroce, mais également Une vraie connerie, comme le dit la narratrice Jeanne : ce cambriolage, réussi, est relaté minute par minute. L’auteur sait entretenir le suspens mieux qu’une série télé, mieux qu’un très bon film de gangster.
2- Il y a aussi le récit beaucoup plus authentique de ces femmes, accidentées de la vie, qui se rencontrent en séances de chimiothérapie. Ces femmes solidaires, battantes, qui se cooptent, se soutiennent et construisent une petite communauté de résistantes.
J’ai cru et adhéré à ces histoires de femmes blessées, et solidaires. Passés les moments d’émotion et de suspens, ménagés par l’auteur, l’histoire du braquage m’est apparue « ahurissante ». Sa motivation d’abord : permettre à une mère de retrouver son enfant. Oui, mais cette histoire de rançon pour moi n’était pas crédible. Payer une rançon au géniteur de son enfant ou à la belle-famille, cela se faisait peut-être au XIXe siècle, mais pas au XXIe. Je ne comprenais pas donc que cette petite communauté de femmes solides adhère à cette histoire de rançon. Je flairais l’arnaque. Mais la véritable arnaque, le coup monté de Melody, je ne l’avais pas deviné. La plus jolie petite fille du monde n’existait pas, sinon sur Internet et dans la tête de ces femmes blessées, toutes en mal d’enfant.
En définitive, c’est peut-être toute l’habileté de ce roman en deux parties : sortir du registre du réel, ne pas chercher la crédibilité et convoquer le registre du fantasme. Le scenario du braquage peut alors se lire au second degré. Pour toutes ces femmes, profondément blessées, permettre à l’une d’entre elles de retrouver son enfant est sans doute la meilleure revanche. Si cela doit nécessiter un braquage, elles sont partantes, elles iront jusqu’au bout, même et surtout la petite Jeanne, la « bourgeoise ».
Alors que la vie de chacune d’elles a viré à la sale blague, parfois au vrai cauchemar, la réalisation d’un super braquage est en définitive un acte jubilatoire, un formidable pied de nez à la normalité, un acte héroïque et finalement très moral.
En définitive, ce roman est extraordinairement vivant. Il a un coté feu d’artifice, mais il est également très construit. Avec un art consommé du dialogue, des répliques qui fusent, font mouche, un peu comme les dialogues « à la Audiard ». Des thèmes très contemporains s’entrelacent ou s’entrechoquent : la maladie, la solitude, l’exclusion et la solidarité, la féminité et la maternité, la société urbaine multiculturelle et les racines paysannes ou bretonnes, la lutte pour l’émancipation des femmes issues du Maghreb, la bêtise ou la lâcheté de leurs compagnons. Car dans ce livre d’un romancier masculin, les hommes, les mecs, n’ont pas le beau rôle, à l’exception du commissaire breton qui est le « pays » de Brigitte.
Alors que les femmes sont de vraies héroïnes !! Sorj Chalandon nous rappelle à l’occasion que : être une femme et une mère, ou être un homme et un père, ce n’est ni identique, ni interchangeable. La réalité du genre est au XXIe siècle facilement contestée, la différence des sexes volontiers gommée. Manifestement, Sorj Chalandon n’adhère à ce crédo moderne (il n’y a plus de genre). Bien d’autres thèmes actuels sont abordés : l’homosexualité, la bisexualité, la différence des cultures, le combat des femmes du Maghreb pour s’émanciper, la multiculturalité urbaine, les racines des gens issus du monde rural. Brigitte et son « pays » s’entraident. La délinquance, comment on y arrive et comment on y retombe.
Derrière le romancier qui sait émouvoir, il y a le journaliste, qui a beaucoup commenté l’actualité et les faits-divers, et qui observe le monde contemporain avec une réelle acuité.
En définitive, les thèmes abordés — souvent avec un humour ravageur — sont d’une grande variété et d’une grande actualité. Ce roman me donne envie de lire les autres livres de Sorj Chalandon. »
Par Martine
Quelques interviews de Sorj Chalandon
Interview de Sorj Chalandon sur Actu.fr, 2 octobre 2019.
Emission « Laissez-vous tenter », RTL, 3 septembre 2019.
Emission « Sous couverture », RTBF, 24 septembre 2019.